Directeur du Pôle France au Centre National d’Entraînement en Altitude de Font-Romeu, Philippe Schweitzer a également en charge les équipes de France jeunes. En perspective de préparer les JO 2024, les meilleurs jeunes nageuses et nageurs français se sont retrouvés pendant les vacances de Toussaint à Font-Romeu.
L’homme est tiraillé entre le besoin de l’arbre (enracinement, stabilité, force, …) et celui de la pirogue (voyage, liberté, mobilité…). Jusqu’au jour où il découvre que la pirogue a été taillée dans un arbre. Il en va de même avec l’entraîneur qui se forme dans un premier emploi, grandit, évolue, se bonifie, jusqu’au moment où, son terrain de jeu devenant trop petit, il éprouve le besoin d’explorer le monde, de se confronter à de nouveaux défis.
La vie professionnelle des entraîneurs n’est pas un fleuve tranquille. C’est un parcours où les éléments naturels procurent du piment et des émotions, des satisfactions et des déceptions, des succès et des échecs… La vie, la vraie vie, exige que l’on vive et non survive, que l’on soit proactif et non seulement actif ou réactif.
C’est le défi que s’est lancé Philippe Schweitzer en larguant les amarres de son lycée et de son club de Obernai à Strasbourg dans lequel il a officié quelques décennies avant de prendre les commandes du navire natation au CNEA de Font-Romeu, succédant ainsi Richard Martinez appelé à de plus hautes fonctions au sein de la DTN de la FFN. Après 30 ans de bons et loyaux services, reconnaissons qu’il faut un peu de courage pour tourner la page. Pour cela, il faut avoir des convictions, un projet professionnel ambitieux , un projet de vie, sinon la pirogue sera sans cesse ballottée au gré des courants…
Sénèque déjà le disait : « Il n’est de bon vent pour celui qui ne sait d’où il vient, ni où il va. » Sont nécessaires de bonnes racines que représentent l’éducation, les valeurs du sport et une vision éclairée de la haute performance. Ces racines méritent d’être entretenues toute la vie. Un arbre, cela s’arrose ; il faut en prendre soin. Dans un beau tronc, solide, on peut construire une pirogue, tout autant belle que solide. Et il faut la maitriser avec, en ligne de mire, un objectif … Paris 2024. WELCOME ON BOARD
Quelles sont aujourd’hui tes missions auprès du collectif olympique relève ?
Je suis impliqué dans le suivi et l’organisation des stages de regroupement du collectif relève qui concerne des jeunes nageurs de 14 et 19 ans identifiés par la DTN en perspective des Jeux de Paris 2024.
Qui a défini le choix des nageurs ? Critères de sélection ?
Les critères de sélection ont été définis par la DTN à partir de l’analyse mondiale des performances, en pourcentage de temps. Tous les juniors situés dans cette grille ont été convoqués à ce stage.
Quel en est l’objectif ?
Se donner les moyens de rassembler toute une génération d’athlètes identifiés sur un seul site. Procéder à une analyse des performances lors des compétitions internationales et définir des objectifs de développement. Faire un diagnostic et mettre en place des stratégies de transformation du nageur pour gagner en performance.
Comment procéder ?
Évaluer le sportif dans sa vie en tant que nageur et personne. L’aider à bien se représenter le chemin pour accéder à la haute performance afin de l’aider à identifier les différentes étapes à franchir. Percevoir les exigences du haut-niveau est indispensable pour que ces nageurs s’engagent pleinement dans un projet qui a du sens et qu’ils deviennent acteurs de leur projet de performance.
Comment placer le nageur au centre ?
On essaye de mobiliser un maximum de personnes ressources pour accompagner le nageur à s’impliquer dans sa performance. Pourquoi est-il là ? Quel est son projet ? Comment voit-il son avenir ? Comment se projette-t-il ? Et in fine comment la DTN peut-elle l’aider à réaliser son projet ?
Quel est le positionnement de l’entraîneur ?
Ici, deux collectifs se succèdent, 22 filles et 26 garçons, encadrés par une douzaine de coachs et d’intervenants ponctuels. Parmi eux, nous disposons notamment d’un référent vidéo, d’une personne plus spécialisée sur la biomécanique et l’efficacité technique, et de deux spécialistes de la haute performance sportive, extérieurs à notre milieu pour nous aider à nous enrichir de nos différentes compétences et expériences.
L’ensemble de ces intervenant travaillent ici en étroite collaboration avec les nageurs et les entraîneurs. Cela permet de créer une dynamique d’échange et de partage sur la haute performance. L’ambition est vraiment de créer une dynamique destinée à aider l’entraîneur à sortir de son isolement au quotidien dans son club. L’idée ici est de partager notre vision, nos réussites et nos échecs, dégager des hypothèses de travail à partir de l’expérience de chacun et de l’analyse des meilleures performances mondiales. Notre rôle est d’encourager des processus de transformation des athlètes et des entraîneurs sur une vision partagée de la haute performance.
Dans la mesure où les résultats attendus s’inscrivent à l’horizon 2024, il s’agit bien entendu de considérer ce stage comme le début d’un processus avec la nécessité de se donner les moyens de poursuivre ce type d’action dans le temps. Je crois en l’intérêt de ce type de regroupement et je pense que ces moments de rencontre et d’échange devraient être plus fréquents. Il faudrait que ces rencontres se multiplient pour partager et développer une expertise au bénéfice des nageurs comme de l’encadrement. Le site de Font-Romeu permet des allers-retours permanents entre les entraînements et la réflexion sur la performance permettant ainsi de procéder aux ajustements nécessaires. Ce stage s’inscrit dans une forme de compagnonnage où les entraîneurs et les athlètes développent mutuellement leurs compétences et leurs habiletés.
Après la période faste de la natation française sur la scène internationale, il semble aujourd’hui venu le temps des vaches maigres. Est-il possible de se satisfaire de l’unique explication qui consisterait à constater que la natation française a bénéficié d’une génération talentueuse comme jamais. Ce qui laisserait entendre qu’il faudrait juste attendre l’apparition d’une nouvelle génération. Que s’est-il passé pour en arriver là ?
Peut-être que cette nouvelle génération a un complexe par rapport à leurs aînés, mais je crois plutôt que la difficulté principale vient du fait que ces jeunes doivent mener de front un entraînement de haut-niveau, des études, tout en préservant une certaine joie de vivre, seule à même de garantir leur implication. Je pense qu’il est essentiel que la DTN accompagne mieux ce collectif relève de façon à ce qu’ils ne subissent pas un environnement qui peut s’avérer très stressant avec la pression des parents, du système scolaire, des entraîneurs, … Certains de nos nageurs, rattachés sur nos sites nationaux (INSEP, CNEA de Font-Romeu) bénéficient d’aménagements satisfaisants pour concilier réussite sportive et scolaire. Mais les nageurs qui restent dans leurs clubs ne disposent pas d’un tel environnement. Il faudrait prendre son bâton de pèlerin pour rencontrer ces nageurs à forts potentiels, accompagner les entraîneurs, rencontrer les parents afin de les aider à créer un environnement rassurant, structurant indispensable pour accéder à la haute performance.
Ne penses-tu pas qu’il y a beaucoup de nageurs qui nagent pour leurs entraîneurs et leurs parents ?
Plus à ce niveau-là. Parce que pour réussir, le nageur doit se centrer sur lui. Toutes les ressources autour de lui, il les perçoit comme des services à sa personne. Et s’il en devient dépendant, c’est qu’il aura atteint ses limites. Mais pour accéder au très haut-niveau ces nageurs ont besoin d’un regard extérieur, de l’accompagnement d’un entraîneur « expert ». L’athlète doué peut réussir jusqu’à un certain niveau quel que soit l’entraîneur. Mais il est un temps où le nageur en devenir doit acquérir une certaine forme d’autonomie dans le sens où se prend en main et prend ses décisions. Il développe alors une forme d’intelligence de situation, une intelligence stratégique où il prend dans son environnement ce dont il a besoin.
Dans la mesure où les entraîneurs sont très souvent seuls avec leurs athlètes, il n’est pas toujours facile pour ces entraîneurs de s’ouvrir à d’autres approches, d’autres méthodes, à une autre vision de la performance, …
Le métier d’entraîneur est très difficile. La plupart des entraîneurs ne se voient pas suffisamment souvent pour échanger. Ce genre de stage permet de décloisonner, de partager, s’échanger, de s’enrichir mutuellement. C’est d’autant plus compliqué que ces entraîneurs sont, quelque part, en réussite. Ils ont réussi à former les meilleurs jeunes français. Plus on avance sur la haute performance plus il est nécessaire de s’interroger sur la notion de singularité dont l’émergence est nécessaire pour que chaque nageur exprime au mieux ses potentialités. Si ces entraîneurs s’enferment sur leurs convictions, persuadés d’avoir trouvé une vérité, ils s’enferment et limitent leur progression. Mais cela est compliqué parce que le préalable est d’accepter de se fragiliser. Rencontrer des experts, d’autres entraîneurs, confronter des points de vue, c’est déjà se fragiliser. Une prise de risque que tout le monde n’est pas prêt à faire. Cela suppose que les entraîneurs s’interrogent sur leurs postures et s’efforcent de mieux communiquer avec leurs nageurs.
Ici, l’implication de l’ensemble des entraîneurs et la qualité des échanges sont révélateurs d’un vrai désir et engagement à progresser dans leurs champs de compétences. Chacun, ici, perçoit l’urgence de faire un pas de côté pour réinterroger ses convictions, ses vérités … C’est pour cela qu’il est important que la DTN communique haut et fort cette stratégie pour que ce message irrigue dans les clubs. Il me semble qu’il y a une urgence à accompagner les entraîneurs et les athlètes au plus près de leurs préoccupations au regard de la haute performance.
Trop d’athlètes vivent leurs expériences comme un sacrifice en exigeant d’eux qu’ils s’entraînent deux fois par jour, fassent des études, … sans avoir de recul sur la visibilité de leurs parcours, de leurs choix, … A partir d’un certain âge, ceux-là ne sont plus dans l’aventure. Voilà pourquoi il est important de les accompagner dans leur environnement.
Il s’agirait à la fois de travailler au plus près des préoccupations des athlètes et des entraîneurs afin que chacun, dans son domaine respectif, soit en mesure de développer ses propres expertises. Comment amener les entraîneurs à s’interroger sur la pertinence des outils et des contenus d’entraînement qu’ils utilisent au quotidien ? Cette invitation à repenser les conditions d’émergence de la haute performance n’est pas évidente à mettre en œuvre. Cette démarche doit leur permettre de gagner en conviction sur le chemin à prendre et ainsi apporter cette confiance indispensable auprès des nageurs et de leurs parents.
Oui, il faut envisager l’athlète dans son environnement familial et dans le cadre de sa structure qui l’entraîne au quotidien. Comment et quelle stratégie mettre en œuvre pour que ces jeunes puissent s’entraîner sereinement et avec bonheur ?
Le fait que bon nombre des nageurs du collectif « Tokyo 2020 » aient mis un terme à leurs parcours sportifs interpelle. L’important pour la fédération ne serait-il pas d’abord de créer les conditions pour que ces nageurs éprouvent toujours du désir, du plaisir à s’impliquer dans un projet de haute performance après 18 ans ? Malheureusement ce constat ne concerne pas seulement la natation française mais plus globalement le sport français…
Comment la natation française peut-elle aménager ces parcours de façon à ce que ses jeunes talents soient en situation de réussite et qu’il y ait du désir et de l’envie de poursuivre l’aventure ? Comment réduire les contraintes et faciliter le parcours de ces nageurs pour qu’ils puissent réussir leur triple projet, sportif, scolaire, et de vie ? Ce sont des questions essentielles.
Dans le cadre de la réflexion porté sur la performance, tu insistes beaucoup sur l’efficacité technique au service de la vitesse. N’as-tu pas le sentiment que la vision de l’entraînement est peut-être un peu trop axée sur la physiologie et les intensités d’effort au détriment de cette exigence permanente d’efficacité technique. Aller vite en limitant les résistances à l’avancement tout en augmentant l’efficacité propulsive.
Se limiter sur l’aspect physiologique à l’entraînement est réducteur d’une vision globale de la haute performance. Bien sûr que dans un premier temps, on constatera des effets positifs. Mais on sait que la performance s’élabore autour de nombreux de curseurs. La physiologie constitue un aspect important mais la Performance en natation ne peut se réduire à cet aspect-là, lequel de mon point de vue a tendance à négliger d’autres éléments tout aussi essentiels que l’efficience motrice, l’alignement postural, le relâchement, l’hygiène de vie, le sommeil, la nutrition, la préparation psychologique, l’élaboration du projet de performance, le plaisir de l’entraînement et de la réussite sportive … C’est peut-être une des raisons de l’abandon prématuré de jeunes nageurs à forts potentiels. Accompagner un nageur pour qu’il développe ses compétences, en lien avec la haute performance, nécessite une approche globale qui concerne sa vie. Le nageur a aussi besoin de temps pour lui pour exister et s’épanouir dans son projet de performance.
Les filles comme les garçons ont démontré de réelles qualités sans forcément avoir une nage aboutie. C’est donc bien dans les détails que la haute performance s’améliore. Les performances des finalistes européens et finalistes mondiaux dans leurs catégories d’âge laisse augurer un avenir radieux si effectivement, … ces nageuses travaillent à trouver leur singularité.
Oui, on a identifié énormément de points d’amélioration sur tous ces jeunes. Le travail collaboratif engagé doit se poursuivre pour aller vers la réussite mais cela dépendra des stratégies d’accompagnement qui seront mises en œuvre par la fédération.
Des moyens importants sont levés par les organisations sportives pour détecter et accompagner les talents identifiés, mais paradoxalement alors que ces jeunes ont démontré de belles qualités pour franchir toutes les étapes et accéder aux équipes de France Jeune, un bon nombre de ces jeunes décident d’arrêter. Ce constat ne semble pas constituer un élément de réflexion prioritaire des fédérations. Pourquoi ces gamins arrêtent ?
C’est une vraie question. On va toujours chercher ailleurs, mais je pense qu’il y a une perte incroyable en termes de potentialité du fait du manque d’accompagnement. Chaque jeune nageur éprouve le besoin de se réaliser dans sa vie, à vivre l’aventure, mais s’il y a trop de stress, l’envie, le désir, le bonheur, le plaisir d’être là avec le groupe … tout disparait et ces jeunes arrêtent la natation prématurément. Quand tu es en situation de réussite, tu es heureux.
Même si la plupart n’accèderont pas aux finales olympiques, ces nageurs développent des compétences qui leurs serviront toute leur vie. Intégrer le collectif France est perçu par la plupart de ces nageurs comme une véritable aventure où ils passent des moments magnifiques ensemble. Le plaisir à l’entraînement, la curiosité alors permet de bien vivre cette période de leur vie. Là est peut-être toute la différence, entre celui qui considère que l’entraînement consiste à casser des cailloux et celui qui lorsqu’il casse des cailloux a le sentiment de construire une cathédrale.
Le parcours d’un nageur de haut-niveau est extrêmement formateur. Pour réussir, ces nageurs ont développé des compétences insoupçonnées. Le travail, le courage, l’abnégation, la prise de décision, la gestion du temps, la gestion des réussites et des échecs, l’organisation de leur vie pour réussir leur projet de performance… Tout cela leur permet de s’enrichir, de mieux se connaître et de faire des choix engagés, éclairés tout au long de leurs vies.
Ne penses-tu pas qu’il y a encore beaucoup d’entraîneurs qui se rassurent en proposant des charges d’entraînement très lourdes qui épuisent le nageur ? Ce n’est pas certain que cela donne des résultats à longs termes avec le risque d’amener ces jeunes à s’interroger sur l’intérêt de poursuivre un entraînement de haut-niveau.
Mon point de vue est que l’on a toujours tendance à vouloir nager trop vite et à négliger l’efficacité. Ne serait-il pas intéressant d’en faire moins ou autrement pour mieux réussir ? L’objectif est de bien faire les choses pour pouvoir progressivement les mettre en œuvre en vitesse de compétition et rester sur cette qualité. On a tous besoin d’aller vers la qualité, mais cela doit s’inscrire dans la durée (temps d’entraînement passé dans l’eau sur plusieurs années).
Mais cela doit être épuisant pour un nageur qui n’a pas l’habitude de penser sa nage ou d’avoir une exigence qualitative sur sa nage …
Il faut qu’il ait une disponibilité totale, c’est pour cela que l’athlète doit être dans des conditions de vie favorable. S’il est stressé par rapport à l’école, aux transports scolaires, aux contraintes d’examen, … par rapport à des cours à rattraper, … c’est alors compliqué de lui demander d’être pleinement disponible.
Je suis surpris qu’il n’y ait pas d’héritage, de travail sur l’héritage, … en s’appuyant sur le témoignage de parcours individuels d’athlètes et d’entraîneurs qui ont eu des résultats. Alors parfois, l’histoire se répète avec les mêmes constats, les mêmes questions, les mêmes erreurs, … Une histoire qui n’est pas une autobiographie à l’eau de rose destinée à célébrer un parcours et créer des idoles. Non, mais creuser l’histoire derrière l’histoire pour faire apparaître ces moments d’euphorie, de doute de réussite et d’échecs qui jalonnent tout parcours de performance. C’est certainement dommage pour la culture de la natation française de ne pas penser transmission.
Oui, c’est la raison pour laquelle la DTN a fait appel aux témoignages d’athlètes et d’entraîneurs qui ont vécu l’aventure olympique et la réussite internationale comme Ophélie-Cyrielle Etienne, Alain Bernard, Denis Auguin, Marc Begotti … Tous se sont mobilisés pour la belle cause olympique.