Sur les montagnes enneigées de Font-Romeu, l’équipe de France Homme de Canoë Sprint a posé ses embarcations au CNEA de Font-Romeu. L’ambiance est studieuse, le menu est copieux. Le défi semble à portée de pagaie.
Faut dire que le rapport de l’ANS sur l’analyse des résultats obtenus par la Fédération Française de Canoë Kayak aux JO de TOKYO est sans appel. 0 médaille sur les deux disciplines Kayak et Canoë, en Slalom comme en Course en ligne. Comment analyser ces résultats ?
Alors que la France avait obtenu 3 médailles sur les trois couleurs aux JO de RIO 2016 ( Or : Denis Gargaud en Slalom C1 – Argent : Maxime Beaumont K1 sur 200 M – Bronze : Gauthier Klauss et Matthieu Péché en slalom C2 ) la France chute de la 6ème place au fin fond du classement des médailles par nation.
L’urgence a nécessité d’engager les experts à se pencher au chevet du mourant. Que s’est-il passé ? Comment en sont-ils arrivés là ? La réaction de la Fédération de Canoë Kayak ne s’est pas fait attendre : Réorganisation rapide de la DTN, nomination d’un directeur de la performance olympique, clarification des missions des cadres, refonte des modes de sélection, … suggère le rapport. Mais qu’en est-il de l’analyse de leurs performances ?
L’œil vif et l’oreille à l’écoute, Anthony Soyez, l’entraîneur national mesure l’importance de ce stage de rentrée. L’entraîneur est un orfèvre. Il cisèle la performance à l’or fin. Son voyage est de solitude et de rencontres. Dès lors qu’il ouvre sa porte sur sa vision de la performance, Anthony Soyez prend feu avec enthousiasme. Ça fait plaisir de voir couler un sang bien frais !
CONVERSATION
Anthony Soyez : A Tokyo, le seul qui est arrivé à tirer son épingle du jeu est Adrien Bart qui échoue au pied du podium à 0.1 seconde du bronze. S’il avait obtenu la médaille d’or on n’aurait peut-être pas remis autant en question notre organisation et notre approche de la performance. On peut dire qu’il l’aurait mérité sa médaille, mais il est passé à côté. Sa performance nous interroge. Âgé aujourd’hui de 30 ans, ce garçon est réellement fort, puissant et déterminé au regard de la concurrence internationale.
En tant qu’entraîneur des équipes de France Homme de Canoë, depuis 2012, je suis convaincu de l’importance d’analyser nos performances individuelles et collectives en procédant d’un pas de côté par rapport aux stats et données recueillies, bien que celles-ci valident globalement la pertinence de notre préparation sur les aspects physiques, charges d’entraînement, planification… Pour analyser avec plus de finesse ce qu’il s’est passé et ce qu’il nous a manqué, je dois procéder à un effort de décollement de mes représentations pour avoir une vision plus large, plus macro que l’analyse stricte des indicateurs. Même si c’est parfois rassurant, je ne veux pas être dans la reproduction de nos protocoles, de nos habitudes, répéter les mêmes cycles d’entraînement, … Il est indispensable de se renouveler, de créer du nouveau dans notre préparation. Autant pour moi que pour les athlètes. Et c’est difficile. J’aimerai pouvoir repartir d’une feuille blanche mais c’est impossible d’évacuer ce que l’on est, ce que l’on a fait ; et de nous extraire de nos représentations. Il est essentiel d’interroger nos modèles de performance sur lesquels on s’appuie souvent par confort, par habitude. Il faut se méfier de nos représentations.
Le canoë Sprint est une discipline chronométrée. Le temps est lié à la capacité de chacun d’organiser sa motricité pour avancer plus vite. Cela passe par des variations infimes à laquelle n’a pas accès l’entraîneur. Celui qui pagaie va chercher les ajustements les plus subtils pour résoudre à son problème en situation. C’est l’athlète qui doit trouver ses variations. Analyser uniquement une performance par le prisme des données, des data, de la physio, du cognitif, du mental, ou de la technique participe d’un réductionnisme qui laisserait entendre que tout ce qui est mesurable (en dehors du chrono de la course) serait le reflet du réel d’une performance. Là, il y a des espaces de réflexions. On considère trop facilement dans notre milieu, qu’une fois que le physique est réglé tout se jouerait au mental. L’approche est trop simpliste. Réduire la représentation de la Performance à trois pôles, le physique, le mental et la technique me paraît être une grossière erreur. Il est nécessaire de considérer que c’est l’athlète qui doit s’impliquer dans son projet parce qu’il a un désir de performance et considérer qu’il est à même de trouver les ajustements nécessaires.
Cette démarche suppose que les athlètes ne doivent pas concevoir les séances d’entraînement comme des répétitions (du même) mais l’occasion d’explorer différentes techniques et situations.
L’idée première à préserver est d’avoir une vision globale. Comment doit-on être aux Jeux ? Comment faire pour que les athlètes dont j’ai la charge soient en pleine confiance et soient extrêmement présents en situation de compétition ?
Si l’athlète n’a pas confiance en lui, il ne peut lâcher prise. Le fait de se dire : « j’ai tout fait pour réussir », laisserait entendre que l’on n’a pas besoin d’être présent à la situation. Or c’est l’inverse qui est primordial, il faut être en permanence en relation avec l’eau, avec le vent, avec l’environnement… en situation.
La confiance nait du fait qu’ils ont rencontrés souvent ce genre de situations et qu’ils sont en mesure de puiser dans leurs expériences pour trouver la solution la plus adaptée.
Francis Distinguin : La performance ne se joue pas sur la base de résultats ou de classements antérieurs, elle se joue en situation de compétition. Envisager un nombre de médailles au regard du classement mondial laisse entendre que les choses seraient quasiment jouées en amont. La performance humaine est de tout autre nature.
Anthony Soyez : C’est pour cela qu’il me parait nécessaire de nous projeter collectivement sur les JO 2024, en considérant que l’évènement n’existe pas encore et pour lequel on doit se préparer. Si tu es en train de faire des plans A, B, C, D, je pense qu’en fait tu te trompes. Si tu te fais trop de plans, tu organises ta préparation en vue d’un futur hypothétique. Chaque évènement est unique et non reproductible.
Ce qui est important c’est qu’en situation de compétition, les athlètes soient suffisamment en confiance et en capacité à rester lucide et en éveil pour résoudre leurs problèmes. Et la fatigue extrême change la donne. Le postulat sur lequel je m’appuie consiste à considérer que plus un athlète aura vécu, à l’entraînement comme en compétition, des situations proches de celles qu’il aura à affronter aux JO, plus il sera à même de trouver la solution lorsqu’il sera confronté à une situation similaire. Cela représente énormément de travail, au plus près des conditions de la haute compétition.
Francis Distinguin : Bien sûr que le travail est important. La théorie des 10000 heures développé par Anders Ericsson considère qu’il faut au moins pratiquer un total de 10 000 heures de travail pour exceller dans une discipline. Mais cette condition n’est pas suffisante. Ce qui compte ce n’est pas seulement la somme d’heures passées à s’entraîner, mais aussi et surtout « la qualité » investie dans le travail.
Selon M.Gladwell [1], « le fait de pratiquer une activité pendant 10 000 heures te permettra d’atteindre un niveau d’expertise, mais tu devras aussi mettre en place le principe de la « pratique délibérée »[2]. Par exemple : « Si tu veux pratiquer le piano, tu devras toujours aller au-dessus de ton niveau de compétence en multipliant les pôles d’études. Tu seras plus efficace si tu t’entraînes 3000 heures sur Mozart, 3000 heures sur Beethoven et 3000 heures sur la théorie. Le but étant de multiplier les sources d’informations et d’apprentissages. Donc, si tu veux devenir un virtuose de ta discipline, tu étudieras tout ce qui la compose : les notions simples comme les plus compliquées. Tu vas passer d’un savoir partiel à un savoir total.»
Anthony Soyez : « J’ai bossé, je me suis entraîné … » n’est pas suffisant pour accéder au très haut niveau. C’est juste une condition nécessaire. L’objectif premier n’est pas d’avoir la bonne technique ou de travailler dur, mais de se déplacer le plus vite d’un endroit à un autre. Les athlètes comme les entraîneurs oublient parfois cette intention large. Il suffirait alors de s’entraîner pour performer.
Il faut garder en tête l’intention large. Dès lors, chaque coup de pagaie est un défi pour l’athlète qui doit s’organiser et s’ajuster en permanence. Les épreuves de Sprint dans les disciplines du Canoë-Kayak nécessitent une grande présence à la situation de compétition et donc la mise en œuvre d’une intelligence stratégique. Dans nos disciplines, considérées comme énergétiques, on a tendance à négliger l’intelligence stratégique, cette intelligence d’adaptation en fonction de l’environnement et des contingences de la situation. Chacun doit résoudre son problème pour se déplacer le plus rapidement possible, et il faut que les athlètes soient convaincus que c’est leurs problèmes, qu’eux seuls peuvent résoudre.
Pour acquérir cette confiance dans leurs capacités à prendre les bonnes décisions, il est nécessaire, à l’entraînement, que les athlètes explorent ces zones d’ombres, ces zones limites qu’ils ne connaissent pas suffisamment parce qu’ils n’y vont pas assez souvent. Les conditions de compétition ne sont jamais les mêmes, parfois le vent, le clapot, le froid se mettent dans la partie. Mais si tu as suffisamment bossé, expérimenté dans ces conditions cela peut devenir un point fort par rapport à tes adversaires, car je fais le pari que tu seras plus à même à prendre les bonnes décisions dans des situations semblables. Mon travail comme entraîneur consiste notamment à les aider à s’interroger sur leurs représentations, qui peuvent constituer un facteur limitant, d’autant plus si celles-ci ne reflètent pas la réalité.
Francis Distinguin : Entraîneurs comme athlètes…, nous avons tous des biais de représentation. Le monde est notre monde. Cela demande du temps, pour prendre conscience de nos biais et engager un processus de transformation. Certains y arrivent, d’autres pas. Beaucoup d’entraîneurs en n’ont pas conscience. Souvent, ils placent leurs priorités auprès de leurs athlètes par rapport à leurs histoires personnelles. Pour certains, ce sera la valeur travail qui prime, pour d’autres le mental, d’autres la technique….
Anthony Soyez : Lorsque j’implique certains anciens athlètes ou de jeunes entraîneurs pour prendre en main une séance d’entraînement, ils attendent de ma part un retour technique. C’est culturel dans notre société. A l’école, on leur a toujours dit ce qu’il fallait qu’ils fassent.
Et dans nos clubs, dans nos structures d’entraînement, on est plutôt en mode scolaire. Il y a une technique ; on leur dit ce qu’ils doivent faire : « Toi t’as bien fait, toi, tu n’as pas bien fait, … ». On récupère alors des jeunes athlètes qui aspirent à être pris en main. Ils sont capables de travailler, de travailler dur, mais leur travail n’est pas suffisamment mis en perspective avec la performance. Beaucoup d’entraîneurs cherchent à dire le « geste technique ». Le geste technique n’existe pas parce que chaque personne est différente. Bien sûr qu’il est nécessaire d’acquérir les fondamentaux techniques. Mais le style et le coup de pagaie de chacun « amener son bateau à sa pagaie » sont complètement différents d’un individu à l’autre. Je n’ai jamais vu deux personnes pagayer exactement de la même manière. Et à très haut-niveau les différences sont flagrantes.
Francis Distinguin : Ce qui est donc important est que les athlètes soient convaincus d’être dans leurs styles et qu’ils soient dans l’échange avec leurs entraîneurs. La posture de l’entraîneur n’est pas de proposer des situations toutes faîtes, argumentées avec des théories, mais d’aider leurs athlètes à inventer les meilleures solutions pour résoudre leurs problèmes.
Anthony Soyez : Mais pour qu’il y ait rencontre entre un entraîneur et un athlète, il faut créer les conditions de l’échange. « Toi, il faut que tu me parles de ce que tu fais et il faut que je comprenne qui tu es. Ce que tu fais, à quel moment, ce que tu penses à ce moment-là, à quoi ça sert…. C’est là-dessus qu’il faut que l’on travaille ensemble. Si on n’est pas dans l’échange, je ne peux rien pour toi. Ce n’est pas ma perception de ce que, toi tu as fait, qui est importante, c’est ce que tu as ressenti, ce que toi tu penses avoir fait. J’ai besoin de comprendre tes représentations et ton cheminement. C’est dans l’écart entre ce que tu penses, ce que tu dis, ce que tu fais … et ce que je vois, ce que j’entends, ce que je perçois… que doit se situer notre relation. »
Francis Distinguin : Toute relation se nourrit de l’écart. C’est dans « l’entre » et « l’écart » que les choses importantes se passent et que s’engagent des processus de transformation. S’il n’y a pas d’écart, il n’y a pas de tension. Dès lors que chacun coïncide avec lui-même, toute pensée, tout processus de transformation se met en arrêt. Sans écart, chacun prend le risque de la sclérose du fait d’être dans un espace qui n’interroge plus. Chacun est alors tenté de reproduire, de répéter, de refaire la même chose. Car si le sage est « sans idée », comme le dit Confucius, c’est que toute idée avancée est un parti pris sur la réalité. Pourquoi changer si je coïncide avec moi-même ? Il est nécessaire de sortir de sa zone de confort pour créer un écart. Cette tension entre deux points de vue est essentielle pour procéder à un déplacement. Habiter cet écart, être tenté d’aller voir ce qu’il se passe dans cet espace, c’est envisager la dé coïncidence comme élan vital. L’écart nous interroge sur la performance.
Anthony Soyez : Un écart entre deux individus qui ne se connaissent pas et qui ont le désir de faire des choses ensemble. L’entraîneur ne sait pas comment il va s’y prendre, d’autant qu’il ne sait pas vraiment à qui il a à faire en face de lui. J’aimerais faire table rase de mon passé et ne pas être trop encombré de mes représentations.
Je ne demande pas aux athlètes d’être dociles et obéissants, je souhaite les aider à prendre pleinement en main leurs projets. Cela exige d’éviter de facto de proposer des séances types supposées, permettre à un athlète à se préparer à ce qu’il pourrait advenir. Mais personne n’a de boule de cristal. L’inquiétude et le doute sont consubstantiels du métier d’entraîneur. « Je n’ai pas d’idées « arrêtées » préconçues (avant d’être conçues).
En tant qu’entraîneur national, ma responsabilité première est de les engager, de les impliquer dans un processus de Performance sachant qu’au final, ils en seront les principaux acteurs.
Propos recueillis par Francis Distinguin
[1] Malcolm Gladwell, dans son livre Outliers, The Story of Success.
[2] Notion de « Pratique délibérée » développée par Robert Greene dans son ouvrage Atteindre l’excellence.