7 heures du matin. Un brouillard à découper à la serpe.
Une brochette de derviches tourneurs s’agite en boucle dans cette cathédrale de glace posée sur les hauteurs de Font-Romeu. Les lames chauffent en cisaillant cette glace dure et métallique dont le gémissement rappelle le chant des baleines.Au milieu de l’arène, un homme en noir, droit dans ses patins, fait des incantations en jetant des sons secs et puissants qui se fracassent sur les vitraux de la cathédrale de glace. Ici, le silence, la voix et le son font autorité.
Bienvenu dans le monde des short-trackers français qui hibernent une grande partie de l’année à Font-Romeu avec l’objectif avoué de ramener des médailles aux Jeux Olympiques de Sotchi en 2014.
« A l’issue des précédents JO à Vancouver qui ont vu pour la première fois l’équipe de France accéder à une finale olympique (en relais) nous avons décidé de prolonger l’expérience menée avec les entraineurs coréens. Notre choix a été conforté par le fait que les coréens ont une fois de plus trusté la plupart des médailles olympiques chez les hommes (2 or, 3 argent) devant le Canada (2 or, 1 bronze), et les Etats-Unis (1 argent et 3 bronze) » rappelle Didier Gailhaguet, sémillant président de la Fédération Français des Sports de Glace, avant de souligner « Le haut niveau actuel exige de la rigueur et une charge d’entraînement importante auxquels nos athlètes ne sont pas habitués. Il faut bien comprendre que pour rivaliser avec les meilleure nations mondiales, il est nécessaire de créer une rupture culturelle au pays des 35 heures ».
Limite ou perception de la limite
Le sujet mérite attention. Si l’on peut convenir de l’importance majeure d’une charge de travail conséquente dans le sport de haut niveau, cette notion met en suspend la question de la limite, ce point ultime à ne pas dépasser au risque pour l’athlète de basculer dans le vide.
Une zone difficile à appréhender lorsque des athlètes considèrent qu’ils sont fatigués. L’entraînement de haut niveau exige que l’athlète exerce son talent aux frontières de ses propres limites. Le stress ainsi occasionné est supposé favoriser une adaptation de l’organisme aux contraintes auxquelles il est soumis. La programmation de l’entraînement est ainsi destinée à créer les conditions d’une métamorphose des athlètes pour leur permettre d’améliorer leur performance et gagner. Si l’entraîneur sait comment créer un stress par des situations d’entraînement, il ne sait pas vraiment comment ces mutations vont opérer et quelles forces de mouvement, de renouvellement, de créativité, la situation va engendrer. De même, l’entraîneur dispose de peu d’éléments pour garantir l’incidence de ces métamorphoses sur la performance.
Si l’entraînement en zone limite est recherché par l’entraîneur, la rupture constitue toujours une crainte pour l’entraîneur car il en connaît les effets désastreux aussi bien pour le moral que l’intégrité physique des athlètes concernés.
Un certain nombre d’indicateurs permettent cependant d’évaluer si cette limite est bien réelle, ou si ce terme prononcé de la bouche des athlètes relève d’une perception de la limite et non de la limite. Là on touche aux aspects intangibles propres à chaque athlète où la perception de limite est étroitement liée à ses sensations, son éducation, ses propres représentations de l’effort, à son histoire.
La cohésion et la communication au sein de l’encadrement joue un rôle essentiel pour alerter, évaluer, réguler, ajuster les contenus d’entraînement et la planification en fonction de la situation.
Indicateurs, murmures et bruits de couloirs…
Après cinq mois d’entraînement intensifs, certains indices de fatigue, de lassitude ou de surentraînement se font sentir chez les séniors. Les chutes se multiplient. Les corps souffrent, fatiguent, se rebellent. La volonté ne suffit plus parfois. Une sévère blessure au visage tracée par la lame du patin du voisin a créé un choc au sein de l’équipe junior. Certains jeunes en pleurs s’effondrent. Limite ou perception de la limite ?
Les indicateurs des bilans médicaux règlementaires trimestriels menés par le CREPS de Font Romeu confirment la tendance. « Ils n’arrivent plus à arquer, les batteries sont à plats » précise également Nicolas Bourrel, en charge de la préparation physique en altitude des pôles sur Font-Romeu.
La dépression gagne les juniors, peu habitués à soulever au quotidien des montagnes. Les entretiens révèleront que ces jeunes athlètes souffrent d’une probable absence de chaleur et d’encouragements de leur entraineurs coréens.
Tout l’art du management se situe dans cette capacité de l’entraîneur à observer le comportement de leurs athlètes, à être attentif à ces murmures ou ces bruits de couloir qui portent parfois des messages subliminaux afin de trouver les mots, les ajustements et les régulations les plus pertinents.
Le quotidien de Marie-Christine Okel, qui dirige le Pôle France de Short-Track consiste justement à créer au sein de son staff une certaine fluidité pour que les éléments concordants et discordants, joints et disjoints qui touchent à l’individuel comme au collectif, puissent se frotter, dialoguer, se heurter, se compléter, s’annuler, s’amplifier pour permettre l’émergence de nouvelles propositions et des ajustements de bon sens.
Cette démarche a ainsi permis une régulation ponctuelle des problèmes. Pour les seniors, un allègement des charges d’entraînement et une plus grande diversité d’activités de plein air notamment en préparation physique. Pour les plus jeunes par une communication avec l’entraîneur coréen pour qu’il valorise leur application et implication à l’entraînement.
Tentation de gratter le sol, de creuser plus en profondeur. L’essentiel ne serait-il pas ailleurs, sous les gravats de l’apparence ? Dans l’impérieuse nécessité pour ces sportifs d’être pleinement associés à leur performance, à la définition des objectifs et des contenus d’entraînement qui leurs sont proposés, imposés et qu’ils appliquent avec docilité. Toute tentative d’accéder à la performance de haut niveau suppose d’inscrire la relation entraîneur-entraîné dans une démarche de collaboration, de coopération bien comprise et validée par l’athlète et son entraîneur. Jamais évident !
Une rupture culturelle dans le mode de management
Dans le monde de l’entraînement au soleil levant, pas d’empathie. La position de l’entraîneur est neutre. Tout est très codé. Chacun son vestiaire. Chacun son espace. Chaque rôle est bien défini. Une histoire de culture où une certaine distance impose le respect. Les prises de parole se demandent. Pas question ici, de tapoter sur l’épaule de l’entraîneur ou de répondre sur un ton inapproprié. La sacralisation de l’entraînement est une invitation de chacun, entraîneurs comme athlètes, à s’immerger au plus profond de soi-même pour trouver cette disponibilité qui leur permettra de donner le meilleur d’eux-mêmes.
Le silence est le maître de la parole. Lorsque l’on ne connaît pas la langue, on devient attentif à des éléments ne relevant pas du discours. L’entraîneur coréen est ainsi un personnage du cinéma muet, devant chercher dans le silence et sans le secours du langage des moyens d’expression. Ce silence n’est pas le vide, mais une dimension, un espace partagé, un lieu d’enchevêtrement, de rencontres entre plusieurs types d’attentions et d’activités.
La consigne se résume souvent à un son, parfois à un mot. Un mot posé comme une note. Un mot supposé toucher au cœur de sa cible. Un mot bien décidé à modifier le tout en chacun. Ici le groupe s’est crée son propre langage, le vocabulaire est une sorte de franglais épicé de tonalités et saveurs asiatiques. Plutôt que la rondeur de discours balzaciens interminables, ici le mot sonne, claque, cingle, tranche…laissant parfois la liberté à chacun de concevoir sa propre interprétation.
Une relation entraineur/entrainé saine et efficace se tisse progressivement par la nécessite de décrypter l’autre dans ses codes, ses attitudes, sa voix, sa vision, ses représentations et par l’élaboration d’un langage commun qui nécessite d’autant plus de temps que les différences culturelles sont marquées. Un espace de communication inaccessible au commun des mortels s’est ainsi progressivement instauré entre les athlètes et leurs entraineurs coréens.
Peu de discours, d’effusions de sentiments ou de compliments. Une certaine froideur qui incite à chacun de rester à sa place. Les espaces sont ainsi définis et partagés sans superposition. Les entraîneurs ne s’équipent pas dans les vestiaires des athlètes. Avant chaque entraînement, les coureurs pénètrent un à un dans le vestiaire des entraineurs pour récupérer leurs patins, que ces derniers ont préparés avec attention. Blagues et mots sont accrochés au vestiaire. Le silence religieux avant l’entrée en glace annonce l’intensité d’une performance qui exige implication et concentration absolue.
L’entraîneur placé au centre de la patinoire attend l’entrée des fauves dans l’arène. La séance peut commencer.
La vérité ne vacille pas à la lumière de la bougie. Elle appartient au vainqueur.
A plus de 60 kilomètres heures sur un anneau de 111,12 mètres, sans couloir, chacun cherche à prendre la meilleure trajectoire. Et pour choisir son tracé, l’idéal bien entendu consiste à prendre la tête puis contrôler la course. La Palice n’aurait pas dit mieux. Cela suppose la capacité à partir plus vite que ses adversaires et tenir la distance. Mais chacun va ajuster sa stratégie en fonction de ses points forts et des adversaires. Il peut être parfois habile de laisser les loups s’entredévorer devant sachant que les fautes et les chutes sont légions, en attendant le moment approprié pour porter l’estocade et réaliser le holdup parfait. Pour faire la différence, les patineurs doivent s’extraire du groupe sans jouer des coudes, s’imposer sans commettre de faute. Lucidité, confiance en soi, résistance au stress constituent des atouts maitres.
Thibaut Fauconnet fait partie de cette race de volatile qui excelle dans sa capacité à tirer les marrons du feu lorsque la situation commence à friter sur le tarmac. Adresse, force et vitesse. Ce garçon pétri de qualités s’est notamment affirmé en s’imposant sur toutes les distances lors des championnats d’Europe 2011 et en signant sa première victoire en Coupe du Monde à Montréal sur 1000 mètres. Leader d’une solide équipe de France, Thibaut a décidé de prolonger l’aventure avec ses complices Maxime Châtaignier, Jérémy Masson et Sébastien Lepape, médaillés d’argent en relais lors de la Coupe du Monde 2011.
Vivre ensemble le temps d’une préparation olympique. Une chaleur et une convivialité indispensables pour résister à ce choc de culture où seule la valeur « travail » a le droit de cité. Leur monde est aujourd’hui à mille lieux de ce pays du poète résistant René Char où « l’on ne croit pas à la bonne foi du vainqueur » et ou « la vérité attend l’aurore à coté d’une bougie ». Ici, la vérité ne vacille pas à la lumière de la bougie, elle se trouve dans la bonne foi de ces vainqueurs coréens qui dominent le short-track mondial depuis une bonne décennie.
Mais la vérité pourrait rapidement changer de camp, surtout lorsque l’on observe, un peu dubitatif, les récentes performances réalisées par les Russes aux derniers championnats du monde, plutôt absents des podiums jusqu’alors.
La force est une condition nécessaire mais pas suffisante
Contrairement aux apparences, les qualités principales de Thibaut Fauconnet ne se situent pas au niveau de ses dodus cuissots à faire fantasmer tous les bouchers de Rungis. Pas assez persillé, plutôt dur et nerveux. Un Chef étoilé suggèrerait pour l’attendrir de le tremper longuement dans une marinade au cognac. La force est ici une condition nécessaire mais pas suffisante.
Les meilleurs sont capables d’imagination. Son atout se situe peut-être là, dans cette capacité à « être présent à la situation dont il fait partie pour, face au problème qu’il y voit, bricoler une solution. Ceci exige bien sûr de savoir oublier les solutions déjà connues qui ne seraient qu’à reproduire »[1] pour des inventions nouvelles susceptibles de surprendre ses adversaires.
La différence avec la plupart de ses concurrents est qu’il se délecte de la compétition car les contingences de situations toujours nouvelles impliquent et mobilisent la puissance de son imagination pour inventer des « réponses » qu’il ne connaît pas » mais qui s’imposent à lui par nécessité.
Le chant des lames
La lame est ce fil tendu du funambule qui le lie à la terre. La lame est la planche de surf pour le surfeur. La lame est ce messager par lequel transitent toutes les forces entre l’athlète et la glace. Galbe, courbure, angle de positionnement sous le patin… Toute modification minime d’un paramètre se répercute sur l’appui, la qualité de la glisse, la tenue de courbe, la vitesse. Chaque modification d’un paramètre nécessite généralement un ajustement des autres mesures car ils sont interdépendants. Chaque athlète tente ainsi en permanence de trouver les bonnes mesures en fonction de la glace, de sa stratégie, de ses adversaires et des sensations que lui renvoie sa lame. La préparation de la lame fait l’objet de toutes les attentions, une disposition d’écoute pour l’entendre chanter.
Dans ce domaine les coréens ont tendance à travailler à l’œil, les canadiens au compas. Une recherche menée par au sein équipe anglaise a démontré qu’un œil expert s’avérait au moins aussi performant que les nouvelles machines électronique à plusieurs dizaines de milliers d’euros développées par les Canadiens. L’expression « avoir un compas dans l’œil » prend toute sa saveur. Le danger est d’assimiler l’athlète à une voiture de course qu’il faut passer au banc lorsqu’un voyant s’allume, et changer le bloc défectueux à un prix exorbitant. Dès lors, la technologie n’est plus un outil d’aide à la décision de l’entraîneur puisqu’il a abandonné son oeil. Faire confiance à l’œil c’est s’autoriser une vision, un point de vue ; celui de l’expert qui met en correspondance ce qu’il voit avec la singularité de son expérience et extraire la lumière de la lame pour trouver une réponse appropriée à la situation.
« Nous avons besoins d’Hommes qui sachent rêver à des choses inédites. » John Fitzgerald Kennedy
L’évolution des technologies, l’arrivée d’une concurrence issue des pays émergents, le recrutement d’entraîneurs coréens,… on assiste dans le petit monde du short track français à une véritable révolution à la fois culturelle et technique dans l’approche du haut niveau.
Si l’entraînement à la coréenne ou à la canadienne….consiste à reproduire les bonnes solutions, validées par le niveau de performance de leurs athlètes au niveau mondial, il est à craindre que les résultats des français ne soient pas à la hauteur des espérances car ils ne seront que dans la reproduction.
S’il s’agit pour les entraineurs comme pour les athlètes d’imiter des solutions connues pour être capable d’en inventer de nouvelles, on peut alors penser que tout est possible. Entraineurs et athlètes travaillent dans ce sens.
Francis Distinguin
Mission Haut Niveau – Formation Cité de l’Excellence Sportive de Font-Romeu
[1] François Bigrel 2012. Excellence sportive et condition humaine. P 286 . Editions de la Plume