ARNAUD BROGNIART Entraîneur national de l’équipe de France de KAYAK Slalom
Faisant suite à ses performances internationales en Kayak Slalom, le jeune talentueux Nicolas Gestin devrait valider sa qualifier olympique aux JO 2024 .
Entretien prémonitoire avec Arnaud Brogniart, entraîneur national de l’équipe de France de KAYAK Slalom en janvier 2023 à Font-Romeu.
Arnaud est une rivière, un tourbillon, un torrent. Son monde est liquide. Sa conception de la Performance engage une proximité avec la « société liquide » du Philosophe Zigmunt Bauman pour lequel : « Pratiquer l’art de vivre, faire de sa vie une « œuvre d’art » revient, dans notre monde moderne liquide, à rester dans un état de transformation permanente, à être redéfini en perpétuel changement – Il n’y a pas d’autre choix que d’essayer et d’essayer encore et encore – Avec notre « culte de la satisfaction immédiate », beaucoup d’entre nous ont perdu la capacité d’attendre – On ne peut jamais être sûr de ce qu’il faut faire et on ne sera jamais sûr d’avoir fait le bon choix ». Nous, les humains, nous acharnons à penser les choses en termes statiques comme si la performance était une substance dont chacun pourrait se saisir.
L’affaire du kayakiste est de passer des portes dans des eaux tumultueuses, de passer en traçant des chemins avec ses palles. Le plus vite possible. Ne te retourne pas, le chemin s’est refermé, et il te faudra à nouveau le découvrir.
Kayakiste, il n’y a pas de chemin…rien que des sillages éphémères.
Quand les mouettes ont pied, il est temps de virer !
Qu’est-ce qui fait performance ? De nombreux entraîneurs inscrivent leurs démarches dans la quête de perfection qui permettrait d’accéder à la performance. Mais la perfection laisse entendre l’aboutissement d’une technique, d’un programme d’entraînement, d’un modèle de performance.
Une école française tente de s’affirmer dans la plupart des sports au sein des fédérations. Qu’en est-il au niveau du Kayak Slalom ?
Arnaud Brogniart : L’École Française de Canoë-Kayak est considérée comme une belle école technique. Quand tu vois un navigateur français, tu arrives facilement à l’identifier à sa technique et à une certaine forme d’efficacité. D’autres équipes procèdent différemment. Les Tchèques par exemple, s’expriment plutôt dans le combat et la rage. Leur style n’est très beau mais c’est également efficace.
A l’issue de Tokyo 2021, nous avons analysé nos résultats et ceux de nos concurrents. Cela nous a amené à nous interroger sur nos propres critères de performance. On s’est rendu compte que notre École n’acceptait pas beaucoup de « faire du moche », du « pas beau », de « l’imparfait ». Il fallait aller creuser là-dedans. Si notre perception de l’« imparfait » permet de remporter des médailles, il faut nous interroger sur notre représentation du « parfait ».
Parfait, imparfait, magnifique porte d’entrée pour interroger la performance.
Arnaud : A partir de là, de façon assez empirique, nous avons identifié 7 facteurs de performance. Parmi ces facteurs « savoir-faire l’imparfait » a fait l’objet de nombreuses discussions ; d’autant plus enflammées que cela pouvait remettre en question nos convictions au regard de cette École Française, dont nous sommes plutôt fiers.
Si le terme « imparfait » est performatif, cela démontre la nécessité de changer de paradigme. Le terme « imparfait » laisse entendre qu’il y aurait un « « parfait » de la performance. Je me souviens d’un d’entraîneur de natation qui, à propos d’une nageuse Championne olympique, disait : « Et encore elle ne sait pas nager ! » Championne olympique et ne saurait pas bien nager ! Le « bien » renvoie à une représentation de la « perfection » déconnectée de la situation de compétition.
Une performance qui exigerait que chacun soit parfait techniquement, mentalement et physiquement, et qui vaudrait pour tous les individus, est une imposture. Comment pourrait émerger cette singularité revendiquée par tous les acteurs du sport de haut-niveau dans ce modèle de performance ?
Dès lors que la performance est abordée comme substance qu’il faudrait analyser sans tenir compte de la singularité de chacun et de la situation même de compétition, ces entraîneurs assurent la promotion d’un modèle de performance cartésien qui relève du XVII -ème siècle. Ce qui est redoutable est d’entendre encore des propos d’entraîneurs qui abordent la performance par le dualisme du Corps et de l’Esprit, dénoncée depuis plus d’un demi-siècle par de nombreux penseurs de la condition humaine, comme Edgar Morin ou Michel Serres. La plupart des entraîneurs utilisent dans leur langage les termes « préparation physique » et « préparation mentale ». « Son problème est mental », affirment ainsi certains entraîneurs. Nous sommes tous victimes de ces facilités de langage qui nous induisent dans une représentation de la performance qui n’est pas le réel de la condition humaine. Le langage est frauduleux.
Arnaud : Oui, nous sommes tous prisonniers du langage, les entraîneurs comme les athlètes. Moi-même, j’utilise également les termes Corps et Esprit, même d’allers-retours Corps-Esprit. Non pas pour les dissocier mais pour les associer dans une perspective plus large, englobante, d’ « action » et de « motricité ».
Quand je dis : « motricité », je ne dissocie pas le physique et le mental ; c’est l’action qui est première. Ce qui m’intéresse, ce sont les nombreuses décisions que chacun est amené à prendre en situation sur un bateau. Notre priorité est de tenter d’identifier le plus finement possible ce qui, de notre point de vue, fait performance. On avance au fil de l’eau mais dès que l’on a le sentiment d’accéder à une vérité, on est toujours rattrapé par la complexité de la Performance humaine. Toute action est singulière et originale.
Vous pensiez pouvoir vous affranchir de vos représentations de la performance, mais en fait vous les remettez en scène au travers de la notion de « Perfection » et d’« Imperfection », comme si la performance pouvait s’analyser par ces prismes-là. Si on considère qu’il y a des performances « parfaites » dans l’absolu, il suffirait alors d’en analyser la substance en la pelant comme un oignon. L’idée de performance « parfaite » laisse entendre l’existence d’un « tout ». Dès lors, il n’est pas étonnant que certain athlètes et entraîneurs considèrent qu’ils ont « tout fait pour réussir ». Quelle est alors la nature de ce « Tout ? » Le seul juge de paix est le résultat en compétition.
Arnaud : Notre priorité n’est pas de définir ce « Tout », mais d’identifier des indicateurs au plus près de ce qu’il s’est passé. Chacun des membres de l’équipe de France a été amené à donner son avis, à se positionner, à se situer sur 7 critères de performance identifiés. Certains de ces facteurs de performance faisaient sens pour les uns, et pas pour les autres. Cela a été une super opportunité pour aborder ensemble la performance et décliner ces critères selon les profils de chacun.
Parmi ces portes d’entrée, on s’est interrogé sur l’importance et le positionnement des data. Cela nous a permis, entraîneurs comme athlètes, de considérer les données, comme des éléments importants d’aide au suivi et à la prise de décision ; mais en aucun cas, elles ne doivent s’avérer centrales. C’est toujours l’athlète au centre de son projet. Je suis persuadé que la performance se situe dans la capacité de chacun à trouver les bonnes réponses dans son environnement. C’est à partir des problèmes rencontrés que chacun est amené à inventer, à créer et à trouver ses propres solutions. Mon rôle premier consiste à amener les athlètes à se poser les bonnes questions. Je crois aux vertus de l’erreur. C’est la capacité d’ajustement, à la suite d’erreurs, qui rend riche toute expérience.
Dans le monde du sport, de nombreux entraîneurs portent un regard erroné sur le processus de création. Il est nécessaire d’abord de se placer d’abord à distance du problème, en ayant une vision un peu globale et laisser le processus de création percoler, comme le témoigne cet éminent mathématicien Hugo Duminil-Copin[1] qui a obtenu la médaille Field 2022 (l’équivalent du prix Nobel en mathématique). Il explique sa méthode et son processus de création : « J’approxime beaucoup. », avant de détailler : « Le raisonnement mathématique ne se résume pas à une suite de chiffres posés sur un tableau ou écrits sur un écran. D’ailleurs, je n’utilise pas d’ordinateur. C’est une activité infiniment créatrice, comme un architecte imaginerait une maison : on part d’une idée grossière, avec des lignes directrices. Puis on passe par des étapes de précisions supplémentaires jusqu’à arrêter définitivement notre raisonnement. Tout cela se déroule dans la tête par des processus d’élucidation avec une temporalité qui se crée. Il faut donc se trouver dans des états un peu seconds, propices à cette réflexion… Moi, j’ai besoin d’en mener plusieurs en parallèle avec différentes équipes. Comme durant ma thèse, il m’est souvent arrivé de résoudre un problème parce que je travaillais sur un autre. »
Arnaud : Je pense que l’on procède de façon un peu similaire. L’idée grossière dans ma discipline est de franchir la ligne d’arrivée en le moins de temps possible, sans prendre de pénalité. Comme chacun est différent, cela passe par la prise en compte de l’individu (l’individu dans un processus d’individuation) et par l’accompagnement à une forme de grandissement, d’amplification de lui-même…, et au développement de sa propre motricité. Plusieurs outils comme MBTI ou Action-Types permettent de mieux comprendre comment chacun procède en fonction de ses préférences. Les uns parlent de « Cognitif », les autres de « Préférences Motrices » mais globalement ce qui est intéressant, c’est que cela peut aider les entraîneurs et les athlètes, à mieux saisir comment chacun s’y prend pour agir dans son environnement.
Sans avoir de références mondiales majeures, les jeunes sportifs qui intègrent le collectif sont de bons pagayeurs. Je peux être amené à intervenir au plan technique sur leur façon de pagayer… ; je peux dire : « Mets plus d’angle à gauche, plus d’angle à droite, tu pourrais doubler ta main gauche… » Mais cela se limite à des interventions ponctuelles. Ce qui m’intéresse, c’est de faire émerger les personnalités de chacun et voir comment cela se traduit dans leur façon « de faire » au niveau des actions motrices.
On est tous passés par l’École française de Canoë Kayak, plutôt performante, très axée sur l’acquisition de la technique. On apprend par exemple que pour tourner un bateau, il faut commencer par tourner les épaules. Or certains savent mieux faire tourner un bateau sans tourner les épaules. Notre école a tendance à considérer qu’il s’agit d’un défaut à corriger. En réalité, chacun essaye de trouver la meilleure solution pour être efficace, et c’est là que l’on se rend compte, que le geste technique, que l’on a tendance à considérer comme « parfait », n’existe pas. On s’efforce de sortir des modèles descriptifs de la technique à utiliser. Il s’agit de faire émerger en chacun, ce qu’il ressent, comment il procède, comment il organise sa motricité ; et creuser autour de quelques repères pour opérer de nouveaux ajustements. Certains, souvent très scolaires, culpabilisent de ne pas être mesure de proposer la technique parfaite qu’ils ont appris dans nos écoles de pagaie, persuadés que c’est cela que l’on attend d’eux. Et puis, il y a un moment où l’athlète devient capable de dire : « Eh bien moi, j’arrive à mieux faire tourner mon bateau sans tourner les épaules. » Très bien. Par rapport à notre parcours d’entraîneur, à la façon dont nous aussi, pour la plupart, avons appris la technique, nous sommes prisonniers (comme les athlètes) de nos représentations. C’est assez perturbant dans nos modèles de perf.
Dans le monde du sport, il est important de restaurer les faits par une approche phénoménologique. Tu observes les phénomènes, tu t’interroges : « Que s’est-il passé ? Comment aider un athlète à trouver les réponses aux problèmes qui se posent à lui ? »
Tu t’appuies sur ton expérience et tes connaissances, tu avances des hypothèses, tu doutes car tu sais que tu es prisonnier de tes représentations. En même temps, tu es rattrapé par tes convictions. Ta vision du haut-niveau, ton expérience, tes connaissances, ta sensibilité, ton œil…, vont te permettre de trouver une ouverture, avancer dans des espaces inexplorés. L’entraîneur dispose de quelques outils de mesure pour mieux qualifier et valider son point de vue : « Peut-être que cet athlète pourrait s’y prendre différemment pour être plus efficace. » C’est là où le métier d’entraîneur prend toute sa saveur. Par l’acte pédagogique.
Arnaud : Dans l’univers du sport, on a toujours tendance à caractériser la performance des athlètes en points forts et points faibles, en oubliant parfois qu’il y a un nuancier et qu’un processus de transformation est toujours à l’œuvre (individuation).
Avec l’expérience des Coupes du Monde (5 par an), des Championnats du Monde (tous les ans), je me suis aperçu que la plupart des compétiteurs performent sur leurs points forts. C’est un modèle. Mais aux JO, tu performes sur tes points forts mais tu es tiré vers le bas sur tes points faibles. Chacun joue prioritairement en s’appuyant sur ses préférences motrices.
Dans la mesure où un athlète performe sur ces compétitions, on aurait facilement tendance à ne rien changer, puisque ça marche. Ce fut notamment le cas avec Nicolas Gestin. Plutôt que d’axer le travail sur ses quelques points faibles, on avait pris l’option de renforcer ses points forts. Ce qui a plutôt bien marché puisque Nicolas a remporté, à seulement 22 ans, le classement général de la Coupe du Monde ; ce qui est très jeune pour un céiste. On s’arrange avec la situation en considérant que même les meilleurs au monde (dans tous les sports) ont des points faibles… C’est la nature humaine.
Aux JO, l’histoire est différente. Les points faibles que tu n’as pas traités ressortent et te tirent vers le bas. Et c’est souvent trop tard. Il est donc hyper important de travailler également sur ses points faibles.
Dès lors que tu n’as pas travaillé sur les techniques que tu maitrises mal, et qu’a priori tu détestes, …pour essayer d’ajuster et de trouver les meilleures réponses, ce n’est pas le jour de la compétition que tu vas pouvoir résoudre ton problème. Sylvain CURINIER a conceptualisé deux postures radicalement différentes. La posture de « l’extrêmistant », concerne un athlète qui regarde les choses en face, qui cherche à voir, à comprendre, à traiter. A l’opposé de « l’extrêmistant », on trouve le « moyennistant », c’est celui qui coche toutes les cases des indicateurs ; c’est cet athlète docile et obéissant qui a « tout fait pour réussir », dans l’absolu. Or, les Jeux Olympiques exigent la confrontation au réel d’un évènement imprévisible. Et c’est, à cette rencontre-là, que l’athlète doit être préparé.
Participer à de nombreuses compétitions à haut-niveau s’inscrit dans ce processus de découverte de soi. La priorité de Nicolas, aujourd’hui, est de vivre des expériences un peu radicales, un peu extrêmes, un peu compliquées, … dans des conditions de concurrence internationale pour enrichir sa capacité à trouver les meilleurs ajustements.
Arnaud : Cette radicalité exige de trouver des solutions quelles que soient les conditions. C’est pour cela qu’il est important de travailler sur les points faibles. Être bien aligné sur sa motricité, s’exprimer corporellement sur ses points forts est une chose ; mais si tu n’es pas à vraiment à l‘aise sur des figures imposées par le placement des portes et le parcours, cela va créer une vraie zone de blocage dans laquelle il sera très difficile de s’engager pour performer.
Si tu as conscience que c’est un point faible sur lequel tu as vraiment bossé, tu vas peut-être perdre une demi-seconde par rapport à la concurrence, mais face à la porte, face l’enjeu des JO et des 40 000 personnes qui te regardent à la télé, tu ne trembleras pas. Tu n’aborderas pas cette difficulté comme un point faible, mais comme une situation que tu as souvent rencontrée, convaincu que tu vas trouver la meilleure solution. Il ne faut pas se retrouver en situation de se dire : « Non, il ne faut pas qu’une figure comme ça sorte ». Quand elle sort, si tu ne l’as pas bossé auparavant, c’est trop tard.
La notion de point faibles et de points forts est aussi une représentation de la personne qui le dit. C’est une histoire de représentation de l’athlète ou de l’entraîneur par rapport à leurs propres repères respectifs. Cela s’appuie généralement sur la comparaison entre les athlètes d’une même discipline, mais également sur ce que l’on nomme traditionnellement la « maitrise des fondamentaux »
Arnaud : Effectivement, ces notions de points forts et de points faibles sont déterminées par les standards de la discipline et les tentatives de modélisation de gestes techniques, définis par les fédérations. Le geste idéal standardisé s’affirme comme « la perfection ». Notre préoccupation première n’est pas la quête de l’idéal de technique et de perfection, décrite dans les livres, mais bien de gagner.
J’aime bien rentrer par la façon dont un athlète s’y prend pour réussir ce qu’il fait. C’est dans ces allers-retours entre, ce que l’athlète pense, ce que dit son corps, qu’il faut l’aider à creuser au fond de lui. Il s’agit de faire émerger de nouvelles pistes par un questionnement centré sur le bonhomme : « Comment tu ferais ça, toi ? », « Qu’est-ce que tu ressens au fond de toi ? » Créer les conditions pour qu’ils puissent faire évoluer ce qu’ils ont appris à l’école de Pagaie. Et j’aime bien enchaîner : « Bon tu vois, il y a pour un truc que tu as trouvé qui semble marcher. Il faut que tu continues à creuser autour… »
Ce questionnement permet parfois de faire émerger quelques belles trouvailles : « J’ai l’impression qu’il y a truc qui a marché, j’avais l’impression que tout était aligné ». Je le relance : « C’est quoi ton image ? – J’avais l’impression d’avoir un bloc dans les lombaires », et nous avons retenu l’image du bloc. Le terme « Bloc » était le mot qui le réunissait, et après on a préparé la saison en utilisant ce terme : « Comment places-tu ton bloc ? » Et cette découverte, d’apparence futile, a eu un effet très positif sur ses performances.
Un autre athlète, qui avait de grosses qualités, disons physio, avait toujours été accompagné dans le sens de ses qualités qu’il fallait toujours renforcer. J’étais persuadé qu’il d’autres compétences inexploitées, enfouies, masquées, du fait que l’on avait uniquement mis la lumière sur son explosivité. C’est une des qualités nécessaires dans notre activité, mais pas suffisante, … Elle peut même s’avérer un frein, si cette qualité écrase les autres. Il avait un coté brillant, comprenait le sens de l’eau, … mais avait tendance à jouer essentiellement sur l’explosivité. Un jour à l’entraînement, je l’avais déclenché un peu par hasard, sans savoir pourquoi : « Mets-toi en mode Mobylette. » C’était une représentation qui faisait sens pour lui et c’était ressorti en debriefing. Puis me dit : « Maintenant, j’ai envie d’essayer en « mode Moto », plus puissant avec plus de couple, … » Le « mode Moto » que l’on n’avait jamais vu chez lui, sort comme ça. Pour lui, dorénavant, il avait un « mode Mobylette », et un « mode Moto ».
Dans le même registre, un autre athlète venait de performer. Je lui avais dit : « Là, tu as fait du Léo. » Lui seul sait ce que cela veut dire.
Peut-être que le terme « Faire du Léo » est une invitation à performer en étant lui-même, en écho à la phrase de Nietzsche : « deviens ce que tu es ». C’est donc bien le processus d’individuation qui s’impose à chacun. L’individu n’existe pas en tant que tel, il existe en situation. Le « Je » n’existe pas, il se crée dans l’action. Ce « Je » est donc saisissable car ce qui arrive n’est plus ce que je suis. Le « Je » de Zelensky est dans l’action. On en a parfois une représentation figée des personnes, mais le « Zelensky », amuseur publique et chef d’un état en guerre n’est plus le même. Pour chacun d’entre nous, c’est pareil. L’individu ne peut plus être considéré comme un individu déterminé, ce qui supposerait qu’il existerait déjà dans ce qu’il est, de manière définitive. Mais chaque personne évolue en permanence au gré des rencontres et des expériences.
Arnaud : Cette individuation s’élabore dans l’action, par le mouvement. Et pour que je puisse accompagner un athlète à sa singularité, il est nécessaire que je le rencontre. C’est la relation et l’échange qui m’intéressent le plus dans mon métier d’entraîneur. Lors des entraînements, je parle très peu de technique. La prise de la pagaie, le placement des palles, la recherche de la glisse… nécessitent des ajustements qui sont souvent imperceptibles pour l’entraîneur. L’athlète est bien dans un processus d’individuation dès lors qu’il creuse en lui.
Par exemple, tout le monde s’accorde à considérer qu’un des points forts de Nicolas est la glisse. C’est l’impression permanente qu’il donne. Cela semble tellement naturel et inné, que ce serait oublier que derrière ce mot, il y a beaucoup de travail. Ce qu’il aime, ce n’est pas de tirer fort sur la pagaie, c’est de transmettre quelque chose qui vient de partout, pour que ça rentre dans le bateau. C’est sur ces aspects-là qu’il se focalise. Il cherche d’abord à faire vivre son bateau …et au fond de lui, ça se sent. Il n’est pas le seul à avoir cette qualité de glisse, mais aujourd’hui, il sait bien l’exploiter pour aller plus vite.
Nicolas Gestin FFCK/ Romain BRUNEAU
C’est peut-être également lié au fait que ses résultats lui ont permis, très jeune, d’acquérir une grande confiance. Il a toujours considéré que ses performances étaient juste des étapes. En l’espace de trois ans, il est rentré dans les 5 meilleurs mondiaux. C’est sa deuxième année senior, il fait 3 podiums dont 2 victoires, et remporte le classement général de la Coupe du Monde. Je suis convaincu que la « confiance en soi » se développe par la technique, par la motricité, par l’action ; elle s’acquiert en situation à l’entraînement.
La confiance en soi, n’est pas un mot perché, hors sol, qui s’apparente à un absolu. « Je » ne peut s’affirmer qu’en situation. « Je » n’existe que lorsque je suis confronté à une situation où « je dois faire » (que ce soit prendre la parole ou s’engager sur une ligne de départ). Bien sûr, c’est parce que tu as exercé et développé ta motricité dans des situations difficiles, que tu vas développer une confiance en toi dans ta capacité, ici et maintenant, à trouver les solutions.
Arnaud : Lorsque l’on s’engage dans les traversées d’un rouleau, il y a des contre-courants… D’où la nécessité d’être centré sur sa propre motricité : « – Je n’y arrive pas ! – Il faut que tu creuses … Qu’est-ce que tu ressens ? – Si j’avance le nombril, c’est sûr j’y arriverai mieux… – hé bien vas-y ! »
C’est par la recherche de sensations fines et par sa propre motricité que chacun va chercher en profondeur. On peut facilement tricher avec le « cognitif » dont tu parles, mais tu ne triches pas avec ta « motricité ».
Mon rôle est de les encourager à aller chercher en eux, les solutions qui leurs conviennent. Et cela permet d’alimenter la confiance.
La confiance en soi ne peut pas être abordée de manière théorique, elle ne peut émerger qu’au fur et à mesure des confrontations avec le réel, à condition que le niveau d‘exigence soit accessible à l’athlète. Même si les conditions sont difficiles, le jeune doit être convaincu de sa capacité à puiser dans ses ressources et son expérience pour trouver la réponse la plus appropriée. On voit bien l’importance jouée par l’entraîneur pour aider un athlète à se poser les bonnes questions sur sa façon de faire, à l’engager à creuser en lui pour trouver les solutions. Mais cela suppose d’engager une démarche gourmande, appétissante et joyeuse.
Arnaud : La joie n’est pas un état béat, je la conçois plutôt comme une source d’élan. Notre rôle est d’encourager les athlètes, à creuser, à chercher. C’est aussi pour cela que l’on doit être capable de se renouveler pour éviter que s’installe une certaine monotonie. Si tu restes en permanence avec le même athlète, tu ne le vois pas grandir. Il est nécessaire de prendre de la hauteur, de la distance et d’être capable de s’éloigner pour revenir en étant plus pertinent. Il faut que je sois vigilant parce que ma nature pourrait m’amener à rester uniquement sur l’accompagnement individuel, avec le risque de repli dans une relation exclusive entraîneur-athlète. C’est puissant et agréable mais cela porte le danger d’enfermement sur soi.
A Vaires sur Marne, avec mes collègues entraîneurs nationaux, nous intervenons auprès du collectif d’athlètes, sans pourtant être leur entraîneur référent. Je partage, j’apprends, en étant confronté à d’autres personnalités, d’autres besoins, d’autres façons de faire, de sentir, de dire. En allant rencontrer d’autres athlètes, tu crées les conditions de l’écart avec le gars que tu entraînes. Cela me permet de procéder à des allers-retours entre l’individuel et le collectif, de rester en veille, en éveil, en mouvement. Notre organisation en France le permet, et c’est notre richesse.
Cela t’oblige à te décoller de tes représentations par une remise en question de la performance en fonction de chaque individualité.
Arnaud : L’adhésion des athlètes est essentiellement liée aux personnes, aux personnalités. J’ai ma façon de faire, mon langage, ma vision. J’essaye toujours de me remettre en question, mais je crois que l’on reste toujours un peu soi-même. Une rencontre peut être riche à un moment donné, ne plus correspondre à l’attente d’un athlète ou s’essouffler par la suite.
En 2020, j’étais l’entraîneur d’une sportive que j’ai accompagnée jusqu’aux sélections Olympiques pour Tokyo 2021 (lesquelles étaient très dures en France au regard de la concurrence). Ça a bien marché pour atteindre un niveau de performance qui lui a permis de se qualifier. Mais pour son année de prépa olympique, et pour affronter l’échéance olympique, elle a souhaité changer d’entraîneur. En effet, pour faire face à l’enjeu, elle aspirait à un management différent de ma méthode (ndlr Elle finira 4ème des JO). Je l’ai entièrement accepté, je l’ai accompagné ponctuellement et quand cela était nécessaire, en relation avec son nouvel entraîneur. Je ne me considère pas incontournable pour personne. La relation entraîneur-athlète va fonctionner pour certaines périodes et avec certaines personnes, et à un moment donné, il m’apparait normal de questionner cette relation afin de continuer à répondre aux exigences des objectifs fixés.
Peut-être a-t-elle éprouvé le besoin impératif de s’échapper de l’espace rassurant, que vous aviez élaboré ensemble pour la qualification. D’un côté, il lui fallait lâcher les amarres, prendre ses responsabilités, aller vers un ailleurs…. Et d’un autre côté, revenir à un management plus directif, moins stressant, sans avoir à penser sa performance.
Arnaud : Chacun fait ce qu’il pense devoir faire. En ce qui me concerne, je pense être aligné avec moi-même. Je ne peux concevoir mon métier d’entraîneur dans une forme d’assistanat. Pour une simple et bonne raison. « Quand tu es au départ, entre tes deux plots, les caméras sur toi, ; ce n’est pas moi qui suis assis dans le bateau, c’est eux. »
Une autre vertu est de créer les conditions de la rencontre avec d’autres entraîneurs et d’autres athlètes, un espace où se développent des affinités.
Arnaud : Dans notre milieu, traditionnellement, on ne choisit pas son entraîneur. En fonction de l’organisation, on te dit juste que ton entraîneur sera un tel. Cela faisait 4 ans que Nicolas était en Pole France. En 2019, je le connaissais depuis juste un an, et il a exprimé auprès du responsable en chef de l’équipe qu’il aimerait changer d’entraîneur. Il m’avait identifié, alors que l’on s’était seulement rencontrés sur des stages et lors de son 1er titre Mondial U23, … Je me souviens encore de ce qu’il m’avait dit : « Au-delà des compétences techniques …, il faut que ce soit simple et joyeux. »
Il comprend l’intérêt des data, de l’analyse …, mais il ne faut pas que cela dure trop longtemps : « Ok, c’est intégré ». Ce qui l’importe c’est : « Qu’est-ce que l’on fait maintenant ? » Pas besoin d’écrire des thèses de 1000 pages, tu le vois vite, là sur cette figure, c’est là qu’il perd un peu de temps … Malgré ses 22 ans, il a toujours eu un début de parcours un peu poussif, c’est un diésel. Il le sait. On le voit. On fait ressortir les chiffres : « Bon, maintenant qu’est-ce que l’on fait ? »
La relation est d’abord un écart où chacun essaye de comprendre l’autre. Cela oblige chacun à aller dans d’autres espaces. François Julien, le philosophe avance une notion très intéressante : la dé coïncidence. Quand tout coïncide, tu n’avances plus puisque tu es en accord total avec l’autre.
Arnaud : Cela se fait de manière progressive. Il faut du temps pour que des choses que tu ne vois pas apparaissent. J’ai mis du temps pour comprendre, par exemple, que Nicolas avait un besoin boulimique de se nourrir d’expériences et un besoin obsessionnel de chercher à progresser. Faire toujours la même chose ne lui convient pas. C’est d’abord un chercheur !
Champion du Monde U23 à 19 ans, il a décidé de lui-même de revenir chercher ce titre l’année suivante en 2021, alors qu’il aurait pu placer son objectif principal sur les compétitions seniors (En sénior, il réalise quand même deux finales en Coupe du Monde sur six, 4ème aux Championnats du Monde senior).
En 2022, le fait qu’il ait été en réussite en 2021, nous a un peu endormi. Comme les saisons précédentes, il était convenu qu’il devait de sentir au top, un mois avant l’échéance majeure. Dans la mesure où il remportait toutes les compétitions, on pouvait penser que sa stratégie était parfaite. Et ça avait marché jusqu’alors. On avait décidé de suivre ce même protocole pour les Championnats du Monde sénior qui constituaient son objectif principal ; et ensuite de participer aux différentes Coupes de Monde avec l’objectif de gagner, tout en considérant que ces compétitions pouvaient constituer un temps d’expérimentation, de recherche, d’ajustement, ….
Finalement, c’est l’inverse qu’il s’est produit, il n’a pas performé sur les Championnats du Monde en terminant 11ième alors qu’il avait mis son protocole gagnant en place ; et a performé sur les Coupes du Monde sur lesquelles il n’avait pas de protocole spécifique ; qui constituaient plutôt pour lui, des temps de recherche et d’expérimentation. De mon point de vue, il n’y avait pas de hasard dans ces résultats.
Le fait d’avoir tout bien aligné, trop longtemps avant l’échéance, l’a mis en arrêt. Il n’avait plus rien à chercher, plus rien à bouffer. L’attente l’a épuisé. Avec du recul, j’aurais pu comprendre, le connaissant, qu’il fallait le laisser en mouvement, le laisser en vie, ne pas l’arrêter mais lui donner des challenges, quelque chose à aller chercher pour le maintenir en élan. Je ne crois pas que ce soit une faute de ma part, c’est juste le métier d’entraîneur, c’est la vie.
Tout part de la question que se pose un athlète, confronté en situation de compétition. Dans la mesure où l’athlète se construit en situation. Les data (et les indicateurs) peuvent permettre d’avancer des hypothèses et le cas échéant, d’objectiver un point de vue. L’analyse des données peut permettre, de valider ou d’invalider des orientations sur l’entraînement, de rassurer les entraîneurs et les athlètes, de faire apparaître des points pertinents qui n’avaient pas été envisagés.
Arnaud : Dans notre activité, les études de données sont essentiellement mises en avant à partir des publications de thèses. Mais les analyses et conclusions ne reflètent pas le réel de la haute performance. Ces travaux sont souvent dénaturés, certains leurs faisant dire ce qu’ils ne disent pas. Sur la capacité de transmission, on a des capteurs, des accéléromètres, … mais tout cela, se mesure en eau plate. C’est intéressant, mais c’est éloigné de notre pratique. In fine, les analystes experts sont presque capables de nous expliquer comment les athlètes devraient pagayer ; alors que le bateau se déplace sur une pente dans une eau en pleine turbulence. Comme en surf, notre milieu est instable. Le débit, les turbulences, la configuration du parcours, le positionnement des portes, le vent, les vagues…, tout est instable. Les différences entre les meilleurs se jouent souvent dans les capacités de chacun à prendre les bonnes décisions et trouver les bonnes trajectoires.
L’objectif de Nicolas n’est pas de tout faire bien, de remplir les datas, de cocher toutes les cases, comme les « Moyennistant », mais de chercher et de se challenger en permanence. Si tu es capable d’écouter et de laisser s’exprimer, un gars comme Nico, il est dans l’« Extrêmistant ». Ça se voit, ça se sent. Il a compris quelque chose. Je n’en sais rien, et peut-être lui non plus. Et ce n’est pas grave. Il s’en fout que tout aille bien : « Comment je peux progresser…dans ma performance ? » est La seule question qui l’obsède. Comment progresser ? Toujours, le chemin continue. La question que je me pose et qui se pose aujourd’hui à lui : « Est-ce que tu peux performer sur une échéance terminale, les JO, en allant sur un chemin qui continuera après ? » La question peut paraître prétentieuse mais il s’agit juste de comprendre qu’elles sont les motivations profondes d’un athlète pour préserver son élan vital. Dès lors, les Jeux Olympiques ne constituent pas qu’une échéance terminale. Ils lui permettront d’acquérir de nouvelles expériences et d’avancer sur le long chemin qu’il s’est tracé. Il est jeune, n’a pas connu de JO et se rendra compte que notre discipline vit par les JO.
[1] L’EXPRESS – 08 décembre 2022 : « J’approxime beaucoup » : Hugo Duminil-Copin, un médaillé Fields au parcours atypique.
Propos recueillis par Francis Distinguin