Polenta gratinée, omelette soufflée aux asperges sauvages, fougasse aux olives et romarin, poêlée de palourdes, etc. et tout cela arrosé d’un petit remontant. « Il faut que la liqueur s’épanouisse sur la langue. Ça te pince un peu la pointe et puis ça s’ouvre comme un éventail qui te caresse les gencives et hop ! un velours dans la gargamelle. » se délectait Marcel Pagnol.
De tout temps la culture du rugby est associée à la fête, au gueuleton, à la bombance, à la troisième mi-temps. En deux décennies, le rugby a profondément changé. L’augmentation des charges d’entraînement, de l’intensité des chocs, des blessures, la répétition des matchs chaque week-end a amené les staffs et les entraîneurs à prendre conscience de l’importance de la nutrition. Le terme est terne sans saveur, ni couleur, ni odeur. Comment convaincre de l’importance de la nutrition auprès des joueurs plus enclins à ripailler qu’à consommer vegan ?
Voilà quelques temps, Montpellier Hérault Rugby (MHR) est venu s’entraîner au CNEA de Font-Romeu pour préparer le début de la saison rugbystique. Dans le droit fil des orientations de l’ANS qui « souhaite solliciter et s’appuyer sur les clubs professionnels qui cultivent cet art de soigner les gains marginaux au quotidien », le CNEA a profité de cette opportunité pour échanger avec Mathieu Borel en charge de la nutrition et de la préparation physique au MHR. Le club a remporté en cette année 2021, son premier titre de Champion de France du Top 14.
Mathieu Borel : C’est vrai que les questions de nutrition font partie de la recherche de la performance.
Dans ce sens, nous avons été précurseur en rugby. En effet, depuis 2018, nous avons un chef à temps plein dans notre staff. Nous avons fait le constat que les connaissances, en termes de diététique et son application dans la vie de nos joueurs étaient trop hétérogènes.
On a donc considéré que l’éducation et la mise en place de stratégies nutritionnelles des joueurs passaient par le recrutement d’un chef cuisinier « performance ». La plupart des chefs n’ont pas de connaissances fines sur la nutrition sportive. On a donc élaboré un véritable cahier des charges pour trouver la perle rare : notre chef cuisinier « performance », Julien Habastida. Pour l’accompagner, nous avons créé autour de lui un véritable pôle nutrition avec une nutritionniste (Maryse Thiebaud,) les docteurs (Gaspard Bui et Olivier Barber) et un biologiste (Marc Gervais). En ce qui me concerne, je coordonne le lien entre tous les acteurs et veille à adapter notre programme nutrition en cohérence avec les charges et le type de journées (entraînement – compétition). L’originalité de notre démarche a donc bien été de constituer une équipe autour de notre chef cuistot. Pour nous, ce poste est essentiel dans un staff pro de rugby, au même titre que des spécialistes (entraîneurs, préparateurs physiques, kinésithérapeutes, analystes…).
La nutrition a pris une part importante au sein du club. Elle constitue un de pilier de la performance sur lequel nous sommes de plus en plus attentifs. Depuis cinq ans, des moyens et de l’énergie ont été mis en place, et les résultats suivent en nous appuyant sur un certain nombre d’indicateurs pertinents comme la composition corporelle.
Vous avez donc décidé collectivement de développer au cœur de votre dispositif, un pôle nutrition avec le recrutement d’un chef à plein temps.
Mathieu Borel : Le recrutement a été déterminé à partir d’un cahier des charges qui précisait son métier et ses missions. On cherchait vraiment un profil complet. On voulait quelqu’un qui soit curieux, passionné, créatif et autonome. Très vite, on s’est rendu compte qu’il fallait le former pour qu’il puisse développer ses compétences et répondre aux attentes de nos sportifs. Il nous paraissait important qu’il ait une connaissance de base sur la diététique, sur les macronutriments, sur notre démarche nutritionnelle et notre philosophie de la nutrition propre à notre club. Il devait maitriser les notions de Macro-nutrition, Micro-nutrition, index glycémique, équilibres acido-basiques… connaitre l’action des lipides, des glucides et des protéines à l’effort, … Pourquoi la nutrition ? Pour se préparer, performer et bien récupérer.
Lorsque des joueurs demandent au chef des recettes, il est important qu’il puisse être en capacité à leurs expliquer pourquoi tel ou tel ingrédient. Pourquoi on propose du jus de betterave à ce moment-là ? Quelles protéines en fonction du type de journée ? Quelle est la digestibilité des aliments si on doit s’entrainer en suivant ? Quelle Indice glycémique selon nos objectifs/stratégie de séances d’entrainements ?
Et sans oublier la notion de plaisir qui est centrale en nutrition.
Il a fallu donc former votre chef à la culture du sport de haut-niveau
Mathieu Borel : Julien avait coché presque toutes les cases. Il était tellement enthousiaste qu’il a très vite appris.
Il connaissait la cuisine de collectivité. Il avait des notions de volumes et de coûts. Mais surtout il avait travaillé dans un restaurant étoilé. Avec les exigences de qualité, de goût, de présentation, de services que son statut nécessitait. Les chefs cuistot vraiment orientés sports sont très peu nombreux dans notre milieu. Notre deal a été de lui apporter les connaissances et les outils indispensables pour assurer un accompagnement de qualité dans le quotidien de nos joueurs de Haut-Niveau. Cela supposait donc de l’aider à s’acculturer à la vie d’un rugbyman professionnel et maitriser des notions de nutrition.
On a donc regardé ce qui se faisait ailleurs en allant à la rencontre de plusieurs clubs de football (Benchmarking). On a également assisté à plusieurs conférences sur le sujet, et notamment participé au Colloque international de nutrition organisé par la FC Barcelone. Et puis on lui a proposé de suivre une formation continue avec notre diététicienne Maryse Thiebaud.
Lorsque vous vous déplacez à Font-Romeu par exemple, comment s’organise la chaine de prises de décisions ?
Mathieu Borel : Nous avons établi avec Maryse et Julien un cahier des charges « nutrition » pour le stage à Font-Romeu. Chaque menu est ensuite adapté, calibré par rapport aux objectifs de la journée, en tenant compte de notre planification annuelle. Nous individualisons ensuite nos menus en fonction des différents profils. D’où l’importance d’avoir un chef qui connait bien chaque joueur pour adapter la nutrition aux différents profils identifiés. Par exemple, s’il l’on note qu’un joueur a des allergies ou des intolérances, ou des problèmes digestifs, il aura un repas spécialement adapté. On est fréquemment amené à proposer des menus bien spécifiques. On a par exemple des joueurs qui consomment uniquement halal, vegan, d’autres qui présentent des intolérances au gluten, au lactose, et même un joueur allergique aux pommes… Ces cas particuliers concernent chaque année environ une dizaine de joueurs.
On a également créé l’opportunité de réaliser des tests de micronutrition. Cela nous permet d’individualiser la diet. Là aussi, on s’inspire de ce qu’il se fait de plus en plus dans les sports individuels pour tenir compte de la singularité de chacun. Ils sont volontaires parce que l’on sait que si la démarche ne vient pas d’eux, à la sortie du stade, ils ne le feront pas et cela n’aura aucun impact. Ils étaient une dizaine cette année à vouloir s’engager dans ce suivi. Cela passe par des prélèvement et analyse de sang deux fois par an.
Comment vous caractérisez vos profils ?
Mathieu Borel : On a identifié trois groupes correspondant à trois profils :
– Prise de poids
– Perte de masse grasse (AFFUTAGE CLUB)
– Normal « stabilisation ».
Des fiches par joueur sont ainsi élaborées autour de ces trois grands profils mais on prend également en considération des éléments plus précis, plus singuliers comme les éventuelles carences en fer, des problèmes d’intolérance … et puis les habitudes alimentaires de chacun.
Ce dernier point est important dans la mesure où nous accueillons de nombreux joueurs de différents pays. Selon leurs cultures, ils sont habitués à tel ou tel type d’alimentation.
Vous caractérisez également les types d’entraînement pour adapter une nutrition appropriée.
Mathieu Borel : A Font-Romeu, il s’agissait d’un « stage de reprise ». Selon les objectifs du stage, on identifie deux types de journées. « Adaptation » ou « Régénération ». Chaque joueur a son planning dans lequel est précisé le type de journée, soit entraînement « adaptation » ou « régénération ». Dès lors, ils savent à quoi s’attendre au niveau de l’alimentation.
Par exemple, sur une semaine de match, le mardi et jeudi sont des journées « entraînement adaptation » ; le lundi mercredi et vendredi sont des journées « régénération ». En fait cela consiste à ajuster l’alimentation aux différents stress en fonction des objectifs journaliers. La régénération a pour objectif de favoriser l’optimisation des gains musculaires. La veille et jour du match, la diététique est encore différente. Les modalités d’entraînement et donc les stratégies de nutrition sont calées entre le match qui a été joué et le match à venir.
Cela nous amène des réflexions sur les différentes semaines types, soit 6 jours, 7 ou 8 jours. Notre calendrier dépend des diffuseurs TV qui décident des dates et horaires des matchs. Nous disposons en moyenne 3 semaines pouvons planifier à l’avance selon que l’on joue le samedi ou le dimanche.
Son esprit fatigué réclamait une nouvelle alimentation
Marcel Proust
Quelles sont les données prélevées au quotidien pour individualiser l’alimentation ?
Mathieu Borel : L’alimentation varie selon les charges d’entraînement (données GPS, état de forme …). Quotidiennement, on mesure la masse grasse, le poids, l’hydratation. … et nous assurons également le suivi des paramètres sanguins sur les athlètes qui se sont engagés dans un protocole de micronutrition.
La mesure de la masse est une donnée de composition que l’on mesure toutes les 3 semaines. L’important est de rapporter cette donnée à la puissance développée par le joueur en rugby. C’est le rapport poids/puissance et force/vitesse. Ces données nous permettent de faire des bilans et de voir s’il y a des choses à ajuster par rapport au programme du joueurs, de quantifier son évolution physique. Chaque matin, on demande à nos joueurs de remplir une fiche d’évaluation et de monitorer quelques données qui nous paraissent essentielles : test souplesse, test de force, test d’hydratation, tests de mobilité et tests subjectifs. Nous utilisons une application qui nous envoie des alertes automatisées sur l’état de forme des joueurs.
La plupart des clubs de rugby utilisent des compléments alimentaires.
Mathieu Borel : Nous aussi. On a également un sponsor de complément alimentaire MSC Nutrition. C’est une marque galloise que nous avons choisie (le doc, la diet et moi-même) car elle répondait à nos critères.
Le premier critère était de s’assurer que ces produits étaient conformes aux exigences des normes antidopage. Cette entreprise sponsorise l’équipe « Exeter Chiefs », et l’équipe d’Angleterre de rugby 13…
Le deuxième point était de s’assurer que la gamme de leurs produits répondait à nos attentes et la troisième des choses nous assurer que le gout de ces produits était apprécié par nos joueurs.
Sur les compléments alimentaires, Nous réalisons un important travail de sensibilisation et d’éducation auprès de nos joueurs, notamment les jeunes. Pourquoi ? Qu’est-ce qu’il y a dedans ?… On a également réalisé des fiches sous forme de dessins simples.
L’éducation est importante
Mathieu Borel : C’est la clé à moyen et long terme. On a élaboré des fiches en nous sur une super application développée sur téléphone par Yann Lemeur : L’application YLM Sport est organisée par thèmes. Très pédagogique, le graphique est sobre et agréable. J’utilise beaucoup cette application avec mes joueurs, en ajustant mes contenus en fonction de mon public.
Il me parait essentiel de travailler à l’éducation des joueurs. Par exemple, ici en Altitude, on profite de l’environnement pour expliquer l’importance de l’hydratation. Chaque joueur peut expérimenter l’effet de l’altitude avec des tests d’hydratation quotidiens. Nous avons élaboré une affiche sur l’importance de l’hydratation notamment pour la prévention des blessures avec des recommandations simple : « Buvez une fois et demie votre poids perdu après l’effort. »
Pour chaque thème, nous avons développé des fiches sur des sujets du style : Intérêt de la caféine, du précooling (prendre des boissons froides quand il fait chaud), de la consommation de betteraves, des omégas 3, du Curcuma … Ces fiches sont placées dans différents endroits stratégiques et lieux de passage des joueurs. Dans les toilettes, sur les tables lors des repas, … On ne met pas non plus l’info toujours au même endroit pour qu’ils soient surpris et que cela permette un renouvellent du regard. On tente d’exploiter tous les moments de disponibilité des joueurs pour les sensibiliser sur l’importance d’une bonne nutrition pour récupérer et performer. Au lieu de regarder leurs portables, l’idée est de favoriser des temps d’échange sur ces sujets., …
Vous n’êtes pas toujours là en permanence pour les surveiller. Il ne s’agit pas de les assister mais qu’ils prennent leurs vies en main.
Mathieu Borel : C’est peut-être des clichés, mais la vision du rugby pour de nombreuses personnes, dont les rugbymans, c’est la troisième mi-temps, c’est bouffer avec les copains, … et donc petit à petit on essaye de les amener vers une nutrition sportive. Qui peut être une nutrition entre copains pour se faire plaisir. Il y a de la couleur il y a des épices, il y a du gout. Le chef est capable de transformer des produits qui à la base n’apparaissent pas très attractifs.
Le premier objectif quand les joueurs arrivent au centre de formation, est de savoir cuisiner. Pour la plupart d’entre eux, un œuf est un œuf et de la viande est de la viande. Il est nécessaire de susciter leur curiosité et de leur donner envie de bien se faire à manger. Cela passe donc par quelques séances de cours de cuisine (2 ou 3 séances) avec notre diet et le chef performance. Apprendre à cuisiner avec peu de matériel et des produits simples et basiques, sans se sentir obligé de sortir pour aller au restau.
Avec les plus jeunes, une ou deux fois dans l’année, on fait les courses en caddy avec eux. Comment choisir ses œufs ? Comment choisir sa viande ? Comment choisir ses fruits ? On les aide à élaborer une assiette type avec des légumes et des fruits de saison. Quels sont les produits les plus traités ? Quel est l’intérêt de chaque légume ? Pourquoi limiter l’utilisation des produits transformés ? Qu’est-ce qu’un additif ? Pourquoi est-il nécessaire de préserver un l’équilibre acido-basique ? Qu’est-ce que l’acidité et l’indice de PRAL ? Comment estimer ses dépenses et ses besoins en nutrition ? Quelles sont les conduites à tenir pour perdre de la masse grasse ? Pour répondre à ces questions, nous avons élaboré un petit livret « Nutrition Performance » au sein du club. On leur recommande également d’utiliser des applications notamment YAZIO et MyFitnessPal
Vous essayez de leur inculquer une véritable culture Diet.
Mathieu Borel : Deux à trois fois par mois, le « Chef » organise des repas à thèmes. Tous les plats sont formalisés et mis à disposition des joueurs pour qu’ils puissent les refaire à la maison. Et cela permet d’engager des discussions et créer du lien avec le chef. On essaye de changer souvent les plats d’autant que les joueurs mangent à la brasserie du club tous les jours : le matin et le midi. A peu près 60% des repas sont pris au club. C’est donc important qu’ils aient envie de venir ; et les inciter à bien manger en dehors du club.
Dans le même registre, nous organisons des repas pour découvrir d’autres types de cuisines. On a par exemple organisé un repas Georgien. Dans la mesure où l’on a des Georgiens dans l’équipe, ça favorise leur intégration et permet aux autres joueurs de découvrir de nouveaux plats. On a organisé la même chose avec les Anglais. Récemment, on a également découvert la cuisine grecque.
On organise parfois des séminaires à thèmes à partir de question de joueurs. Par exemple, certains joueurs souhaitaient que l’on aborde le film « The Game Changers » diffusé sur Netflix à propos des athlètes Vegan, film qui avait fait pas mal de bruit sur l’excès de viande rouge.
Font-Romeu devrait ouvrir bientôt un restaurant ainsi qu’une école du goût au Grand Hôtel de l’Ermitage, célèbre lieu de pèlerinage des Pyrénées qui mène à la route de Saint-Jacques de Compostelle. Cette bâtisse construite au 17ième siècle, en cours de rénovation est idéalement placée au pied du CNEA pour former et accueillir les sportifs au goût et à la nutrition. Les sportifs pourront ainsi éveiller leurs papilles avec des produits locaux dans l’esprit de Gustave Flaubert.[1]
Mathieu Borel : Nous accordons énormément d’importance sur le choix de la matière première. Vous avez des produits fabuleux sur le territoire. Pourquoi ne pas faire des partenariats en négociant avec des producteurs locaux ? C’est un bien pour l’économie locale, l’impact carbone et l’environnement.
De notre côté, on a réussi à développer des partenariats avec des producteur situés à proximité du club. Le restaurant du club, « le M by MHR » se fournit avec eux. Les joueurs ont même la possibilité de recevoir tous les lundis un panier de légumes au stade. Ils payent leur panier sur un prix négocié par le club et peuvent ainsi repartir avec leur panier à la maison. C’est un service, certes, mais c’est pour nous aussi de l’éducation. Et je pense que la nutrition passe aussi et surtout par ça. De toute évidence, la haute performance exige d’aller de plus en plus vers une nutrition sportive et vers le choix des meilleurs aliments en consommant le plus possible local. C’est une conviction.
Quel a été l’élément essentiel dans la mise en place de votre pôle nutrition ?
Mathieu Borel : Comme je l’ai précisé, cela a été la constitution d’une équipe autour d’un Chef. Pour nous le chef est quelqu’un d’important dans le staff, notamment pour le préparateur physique et pour le coach, parce que c’est lui qui amène de l’essence au joueur. Mais il est également nécessaire que le « pôle nutrition » aille non seulement sur le terrain se rendre compte de l’intensité et des charges d’entraînement mais prenne également de la disponibilité pour partager les repas des athlètes et échanger avec eux. L’éducation indispensable à la nutrition s’inscrit dans un temps long de transformation des mentalités, des représentations, des habitudes.
Propos recueillis par Francis Distinguin
[1] « D’abord on leur servit des oiseaux à la sauce verte, dans des assiettes d’argile rouge rehaussée de dessins noirs, puis toutes les espèces de coquillages que l’on ramasse sur les côtes puniques, des bouillies de froment, de fève et d’orge, et des escargots au cumin, sur des plats d’ambre jaune. Ensuite les tables furent couvertes de viandes : antilopes avec leurs cornes, paons avec leurs plumes, moutons entiers cuits au vin doux, gigots de chamelles et de buffles, hérissons au garum, cigales frites et loirs confits….
Gustave Flaubert – Salammbô