Voilà, il fallait bien le prononcer ce mot valise utilisé trop souvent à contre sens. Les mots s’usent si l’on en abuse. Dans les années 80, c’était son voisin et complice, le terme de Manager qui tenait le haut de l’affiche. La principale qualité était d’arriver au résultat. Peu importait, somme toute, la manière. Forts de leur positions hiérarchiques, nombreux furent les Managers qui excellaient à mobiliser leurs troupes avec autorité. Dans de nombreuses entreprises et notamment dans le monde du sport, les résultats se font toujours attendre.
La formation d’un entraîneur s’inscrit d’abord dans un parcours de vie, de désirs, de rencontres et d’opportunités. Frédéric Vergnoux, aborde ici, avec une pudeur de violette, la gouvernance de son groupe de nageurs . Son approche de la gouvernance consiste d’abord en une co-construction où les règles sont définies au regard du projet et des compétences de chacun. Son mode de gouvernance s’attache à recueillir un maximum d’informations notamment par l’échange avec les autres entraîneurs ; identifier celles qui apparaissent pertinentes de celles qui ne le sont pas ; à organiser le traitement de l’information par le groupe, puis enfin, à définir qui à la légitimité et les compétences pour prendre des décisions à chaque niveau de l’organisation.
Son organisation est le fruit du mode de gouvernance défini pour réaliser son projet, et non l’inverse. Toute nouvelle gouvernance du sport en France supposera de faire tomber les barrières de nos organisations, de créer les conditions de la fluidité dans le traitement de l’information ainsi que de préciser les modalités de prise de décisions au regard du projet de performance.
Propos Acte 2 : Frédéric Vergnoux.
Après avoir été Directeur de l’Equipe masculine de natation pour l’Angleterre, puis entraîneur du Team Lagardère, il n’a certainement été facile de te retrouver en Espagne, sans maitriser la langue à entraîner le Club de Sabadell. Comment s’est passée ton arrivée et comment s’est construite ta relation avec Mireia, le diamant du club ?
Au sein du club, il y avait en effet de très bons nageurs, lesquels ont de suite adhéré au projet que je leur proposais. Le groupe était composé de 18 nageurs, dont plusieurs juniors. C’était vraiment un travail en équipe. Avec chaque nageur, on a défini un cadre, des objectifs et des engagements. Lorsque je suis arrivé, Mireia éprouvait une certaine lassitude à répéter des séances d’entraînement dans l’eau. Elle avait besoin de changer d’air, de se renouveler en pratiquant d’autres activités comme la course, le vélo, le cross fit, … Elle a vraiment adoré. De suite, elle a également adhéré au travail en altitude que je considère essentiel. Arrivé en septembre depuis la France, le mois suivant, je partais en Sierra Nevada en Altitude (2320m) avec toute l’équipe de Sabadell. 4 mois plus tard, elle est triple championne du monde en petit bain et vice-championne du monde. Inutile de te dire que ces résultats lui ont donné un capital confiance énorme dans nos relations. Et puis en 2012, je place 8 nageurs du club aux Jeux Olympiques de Londres, et par la suite j’ai été appelé par la fédération espagnole.
« Quand quelqu’un pense qu’il a réussi, c’est qu’il n’en est pas loin. » disait l’acteur Jean Carmet. Après les deux médailles d’argent aux JO de Londres 2012, obtenus par Mireia Belmonte, il a fallu relancer la machine, repartir sur des désirs et un projet nouveau. Ses médailles n’étaient pas l’aboutissement de quelque chose, mais seulement une étape. Comment s’est passé la suite ?
On n’avait pas fini, on n’était encore au village Olympique à Londres. Elle me dit « on va manger ensemble ». On mange ensemble, elle me regarde droit dans les yeux et me dit : « Fred, dans 4 ans, je veux être championne olympique ». Là, tu as à peu près 3 milli-secondes pour réfléchir, parce qu’elle te regarde, comme ça.
Et puis il faut que tu répondes. Tu ne dis pas à une fille qui vient de gagner deux médailles d’argent et qui te dit dans 4 ans, je veux gagner l’or. « Bon allez, on va aller boire un café, on verra ça demain… » Dans l’instant, une réponse est sortie de ma bouche : « D’accord, c’est parti, mais sache Mireia, cela va être vingt fois plus dur que ce que l’on vient de faire. » Là, c’est tension maxi, tu ne peux pas tricher avec ça. Après tu ne te poses plus de question. C’est un peu comme le pacte du sang qui existait avant. Aujourd’hui, il n’y a plus de parole, il n’y a plus rien. Quand tu parles aux gens, ils ne te regardent même plus dans les yeux. Tout se fait par les applications (comme WhatsApp, …). Toute notre relation s’est d’abord établie sur la base d’un contrat moral. C’est des trucs forts ! Quand ça se passe, il y a des choses qui te traversent le corps et tu te mets à transpirer. Une fille de 22 ans qui a gagné deux médailles d’argent, tu te dis, c’est bon, on va aller en vacances, on va profiter, tranquille, elle te met un coup de pression énorme. Ça n’arrive pas tous les jours ça.
Mais les choses se sont un peu compliquées par la suite. Elle voulait rester au club avec le même salaire, mais souhaitait que son contrat soit valorisé par une grosse prime si elle devenait championne olympique à Rio. Le président du club refuse et Mireia se retrouve sans club. Octobre, novembre, décembre, elle se débrouille seule, comme elle peut en s’entraînant au Centre National sans vraiment s’impliquer dans sa préparation. En octobre, elle fait un essai avec le groupe de nageur de Patrice Pellerin, reste deux jours et demi et revient. Je crois que ce qui ne lui a pas plus, c’est que ce n’était pas assez exigeant sur le travail à sec, en préparation physique, (jusqu’à une période récente, ils n’en faisaient pas beaucoup) et puis elle trouvait qu’il n’y avait pas assez de volume. Les entraînements étaient très intenses, peut-être trop d’intensité pour elle.… Je crois surtout que lorsqu’elle est arrivée là-bas, il y avait déjà du très haut niveau, Camille Muffat, de nombreux nageurs champions olympiques qui nageaient très vite à l’entraînement. Elle a, peut-être, pensé que toute l’attention ne serait pas portée sur elle car elle était seulement double médaillée d’argent et pas championne olympique. Mais cela était son sentiment, et je crois au fond qu’elle savait qu’elle devait continuer avec moi.
Fin décembre, elle m’appelle « Faut que je te parle ». Je lui réponds « Viens à Sabadell (Catalogne) on va prendre un café ». « Fred, il faut que revienne m’entraîner et je veux m’entraîner avec toi. » Toujours sous contrat avec le club, ma réponse me paraissait évidente « Ecoute appelle le président de la fédération, et trouve une solution pour que tu puisses venir t’entraîner avec moi sans être au club. » Inutile de te dire que le club avait vraiment les « boules ». Dès lors, on a préparé les Championnats du Monde à Barcelone, lors desquels elle a remporté deux médailles d’argent et une de bronze. Et l’année suivante je suis parti du club pour prendre la direction d’un groupe au centre d’entraînement de Sant Cugat (Barcelone).
Parfois, des sportifs changent d’entraîneurs non pas parce que leur entraîneur ne serait pas compétent, mais parce qu’ils cherchent autres choses, éprouvent le besoin de se prendre par la main et de se remettre en mouvement… Une sorte de force qui les pousse à aller voir ailleurs. Comme une réaction de survie. « Il faut que je parte » comme Agnel avec son entraîneur Pellerin avec lequel il avait obtenu 2 médailles d’or aux JO de Londres en 2012.
Oui à postériori, on peut toujours dire que c’est une erreur, mais sur le moment ce n’était pas forcément le cas. Les athlètes sont des gens qui ont de l’orgueil et pour se relancer après un succès ont besoin d’un nouveau challenge. Cela fonctionne parfois. Dans le haut niveau, si tu laisses entendre à un gars, que l’on va répéter ce que l’on a fait l’année dernière, le nageur ne comprend pas. Pour l’entraîneur comme pour l’athlète, la question est la même. L’important est dans la capacité à se remettre en question à se renouveler et aller chercher un nouveau challenge. Les sportifs de haut niveau, si tu leur fais deux fois la même saison, ils partent en courant parce qu’ils se disent que ça ne répond pas en face. Tu ne peux pas prétendre demander à tes sportifs que tu entraînes, et quel que soit le sport, si tu n’es pas impliqué au minimum comme eux. Et je dirais : « peut-être même plus » parce que c’est toi le capitaine du projet.
Un champion olympique me disait récemment, « le nageur doit être plus motivé que l’entraîneur », mais je crois que les motivations de l’un et de l’autre doivent être aussi intenses. Lorsque tu organises un stage sur 4 semaines, tu es comme tes nageurs, loin de chez toi, de ta famille …Tu ne peux pas rester couché sur ton canapé et dire à tes gars « bon allez aujourd’hui, vous faîtes ça ». Non, cela ne marche pas comme ça. Les bons entraîneurs sont comme les bons nageurs. Toujours en mouvement dans une forme de quête d’absolu. Mais leur force est créer les conditions de la rencontre entre deux histoires, deux singularités qui décident ensemble d’aller vers l’inconnu.
Chaque entraîneur est différent. Parmi eux, il y a ceux qui parlent forts, les taiseux, ceux qui se mettent en scène, … Quel serait ton profil d’entraîneur ?
Il y a autant d’entraîneurs que de façon d’entraîner. J’essaie d’être en harmonie avec moi-même. Je ne suis pas quelqu’un qui hurle et qui parle beaucoup, notamment à l’entraînement. Bien sûr, il y a des moments où je pète les plombs comme tout le monde. Il y a des coups de gueule. Je privilégie toujours le dialogue, la parole, à l’écriture de l’entraînement au tableau. Plutôt que de m’installer devant l’ordinateur pendant toute la séance d’entraînement, je préfère bien regarder la séance, sentir l’état de mes nageurs, avoir une grande disponibilité pour mieux percevoir ce qu’ils font. Les détails, les ruptures, afin de garder une certaine fraîcheur et entretenir une tension entre ce que je vois et l’analyse que j’en fais.
Mon travail d’écriture des séances je le fais après les entrainements, si tu viens avec une séance en tête et te fixe seulement sur le fait de la réaliser, tu passes a côté de beaucoup de choses, l’important pour moi c’est la façon dont tu vas mener ta séance, avant la question du contenu. J’utilise très peu les chronos, parce qu’ils savent très bien ce qu’ils font. Un nageur a le chronomètre dans la tête. Je ne suis pas juste en train de donner des temps toute la journée. Là, t’as fait 1’05, là t’as fait 1’06 ,… C’est plutôt : « comment ils ont fait le 1’05, le 1’06 ,… ? Comment faire pour que le 1’05 soit 1’04 ,… ? Comment faire 1’06 en faisant des choses en moins ou en plus, … ? Je suis dans ce type de fonctionnement là. Exigeant et parfois dur, j’essaye en permanence de trouver une certaine justesse dans mes paroles et mon comportement pour que chaque nageur exprime le meilleur de lui sur l’ensemble des aspects de la performance (physique, technique, psychologique, …). Sur le long terme, la prise en considération de la dimension psychologique est essentielle. Parfois, il faut savoir ne pas intervenir, les laisser gérer leurs problèmes et trouver des solutions. Parfois, il faut tendre la main et puis tu les laisses boire un peu la tasse… Dès fois tu sens qu’il faut les accompagner… Tu vois, tout ça, c’est l’expérience, et c’est quelque chose que je pense faire assez bien.
Je suis en permanence à l’écoute de l’état de mes nageurs. J’ai progressé dans ce domaine avec le temps et l’expérience. J’ai compris que les nageurs, comme chacun d’entre nous, fonctionnent aussi par cycle. Mireia par exemple, en janvier, elle n’avance pas aux entraînements. Il faut donc que tu l’anticipes et que tu le gères. Après les championnats qualificatifs pour les Jeux, elle va avoir besoin d’une semaine ou deux, voire trois pour se remettre dedans. Alors si moi, au premier jour ou deuxième jour, je la pousse dans ses retranchements, « faut faire ceci, … » j’ai tout faux. Dès lors, il faut tenter une autre approche et éviter de reproduire ses erreurs. C’est là où je parle d’intuition. Sans pouvoir disposer tous les éléments d’une analyse rationnelle, c’est d’abord un sentiment qui émerge, puis s’impose à moi comme une évidence. C’est un peu comme quelqu’un qui habite Font-Romeu depuis 20 ans, et qui va dire : « demain il va neiger ». Il sait que cela fait 9 jours qu’il fait beau, que la température a baissé un peu, que là, on a passé les fêtes de Noël. En principe, il ne se trompe pas. Moi, je suis un peu dans cette démarche là avec mes nageurs. Comme je te le disais, le matin, mes nageurs, ils me saluent. Dès fois, c’est « salut, ça va, t’a bien dormi ? » et parfois, c’est juste « salut ». C’est mon scanner, mon check du matin pour voir comment ils sont, et en fonction de ça, je fais ma séance, je peux y aller un peu plus ou non, …. Je fais attention à leurs humeurs, lesquelles sont souvent liées à leurs lassitudes et leurs états de fatigue,
C’est aussi ça le coaching. Ce n’est pas seulement suivre ton plan de la semaine. Ce n’est pas parce que c’est marqué 50 fois 100m sur le planning vendredi que je vais le faire. Le mec, il a peut-être mal dormi, il n’a pas eu une bonne note à l’école, peut-être que cela ne se passe pas bien avec son copain (sa copine), peut-être qu’il a du mal à s’adapter à l’altitude. Autant de paramètres à intégrer pour mieux comprendre pourquoi ils arrivent parfois stressés à l’entraînement…La conjugaison de tous ces éléments me pose question sachant que je n’ai pas la vérité. Alors je fais alors confiance à mon intuition.
Non pas l’intuition comme une apparition soudaine, mais le résultat d’une confrontation de ces micro-évènements du nageur avec mon expérience. J’accorde beaucoup de temps à l’observation car cela permet de dégager quelques éléments clés qui vont se confronter, s’agencer se heurter entre eux… A ce moment-là mon point de vue est en suspens, et puis alors s’instaure une discussion plus ou moins consciente avec mon expérience. Ainsi l’intuition est le résultat de ma somme d’expériences et de ma vision du réel de la situation.
Tu cherches les éléments de rupture dans la cohérence d’un athlète. Une façon de dire bonjour, de se comporter, de te répondre, dans la voix, dans le regard, … tu traques les indices, les lapsus qui vont pouvoir donner corps, consistance à ton intuition. ?
Tout à fait, mais mes nageurs sont également impliqués dans ce jeu, qui s’apparente parfois au poker menteur. Il existe une sorte d’injonction du système, qui pèse aussi bien sur le sportif que l’entraîneur, à ne pas révéler ses doutes et ses fragilités. Comme mes confrères, j’essaie de ne pas laisser transparaitre mes affects, mais avec des athlètes que tu connais, c’est peine perdue. Mes doutes et mes hésitations impactent mes nageurs en permanence et réciproquement.
Si Mireia veut m’enrhumer, elle me connaît par cœur. Et on se le dit mutuellement. « Toi, je te connais, mieux que tu ne te connais toi-même ». Et c’est réciproque. Un jour, elle me dit : « Toi, tu n’es jamais content ». Je n’avais pas compris le sens de sa remarque et ma réponse fut désastreuse. « Si, si, je suis content. Content de passer des moments avec toi » lui dis-je. Sa réponse : « Non, mais attend je ne te parle pas d’être content parce qu’il fait beau parce qu’il fait froid, parce qu’on a fait du ski de fond. Tu n’es jamais satisfait. Que faut-il que je fasse pour que tu sois content ? Que je sois championne olympique ? »
Là, sa question m’a touché au plus profond de moi car elle a fait émerger des choses dont je n’avais pas conscience. Elle me renvoie dans mes buts, à une propre introspection de mes désirs, de mes failles, de mes attentes, …. Je sais que par nature, je suis quelqu’un de rarement satisfait. Ce n’est pas lié à Mireia, cela a toujours été comme ça. Et je ne me vois pas changer de nature. Hier, on a fait de la musculation, nagé, skié, …, avec toute l’équipe à Font-Romeu. Il faisait beau, on a pris un chocolat, c’était énorme. Je leur ai fait la surprise de leur ramener des pizzas (plutôt rare). Oh des pizzas ! C’était une journée magnifique. Mais s’il l’on me demande une évaluation de ma journée de 0 à 10, je dirais 8 alors que c’était un 10. Alors j’ai fait attention à ma réponse : « Non Mireia, je serais content, même si tu n’es pas championne olympique, parce qu’on est ensemble engagée sur un projet magnifique. » Au regard qu’elle me décoche, je sais qu’elle arrive à me lire, à ma voix, mon regard et mon visage. Parfois, lorsque je réfléchis à mon parcours d’entraîneur de haut niveau, je me dis qu’il faut s’arracher, et que les nombreux titres obtenus avec mes nageurs sont aussi liés au fait que je suis un éternel insatisfait. Peut-être que pour être un entraîneur de haut niveau il faut être un éternel insatisfait. On voudrait être parfait, mais on sait que l’on ne pourra jamais être parfait, mais cela oblige l’entraîneur à être en mouvement et à être exigeant pour lui et ses athlètes. Mireia est championne olympique, c’est bien. Mais je suis convaincu qu’elle peut renouveler sa performance en 2020 à Tokyo. Le jour où je serais pleinement satisfait, je crains de ne plus porter et partager avec mes nageurs cette exigence au quotidien qui s’impose à ce niveau de performance. Il sera lors temps de faire un autre job.
Le risque de n’être jamais satisfait est de transmettre le doute permanent à tes nageurs. A ton environnement. La performance et l’excellence sont toujours à venir. Cela peut vite dégénérer de quelque chose de positif à une spirale négative.
Exactement. Parfois, il faut provoquer l’athlète dans ses retranchements parce que l’entraîneur comme l’athlète ont besoin de sincérité. C’est la base de leur union. Mais avec le temps et les habitudes, les relations ont tendance à s’étioler, chacun jouant un peu son rôle. Il faut donc récréer l’étincelle.
Cela m’est arrivé deux fois avec Mireia, dont une fois ici à Font-Romeu. C’était un moment que j’avais préparé. J’avais dit au préparateur mental. « Tu vas venir à Font-Romeu et ça va être un moment dur, un moment dur pour tout le monde. Dur mais nécessaire. Soit ça craque et elle arrête, elle rentre chez elle ou elle va s’entraîner avec un autre, où alors ça va être un déclic et ça va fonctionner. » De temps en temps, il vient en stage avec nous (et puis c’est le même depuis 7 ans, c’est ça qui est génial) mon équipe a toujours été la même, et cela me paraît un point fort de mon organisation. Je pense qu’à ce moment-là elle se reposait sur un système, qui avait créé les meilleures conditions pour qu’elle puisse être championne olympique. C’était lors d’une discussion entre Mireia, le préparateur mental et moi. Sans vraiment savoir jusqu’où ma provocation pouvait aller. Droit dans les yeux, calme, le timbre posé, je lui ai dit : « Bon, Mireia, vaut mieux qu’on arrête. Tu as dit que tu voulais être championne olympique et là, c’est n’importe quoi. On va arrêter là, tu vas rentrer chez toi. T’es là, t’es présente, mais tu n’es pas impliquée, je vois que tu es là physiquement à l’entraînement mais pas là mentalement…Tu n’es pas impliquée dans tes séances. Ce n’est pas grave, tu as été une sacrée championne, tu as presque tout gagné. » Je lui ai volontairement parlé au passé.
Pointant son doigt sur un océan imaginaire : « « Voilà ici c’est notre bateau, mais nous on veut aller là. Là, c’est les Jeux Olympiques, Ce qu’on est en train de faire c’est qu’on va là (désignant un point éloigné des JO) mais toi, tu ne t’en rends pas compte, tu es en train de dériver. Ce petit degré d’erreur dans ta trajectoire, à terme, va t’amener loin de tes objectifs. On est au mois de mai, tu as du temps pour redresser ta trajectoire. Jamais de la vie, je vais te laisser partir à la dérive…
Je vais te rappeler que l’année dernière on fait un contrat précisant tes engagements, les attitudes, les étapes, … On l’a signé tous les trois. Tu n’es pas impliqué à 100%…Demain, soit tu fais comme on a décidé ensemble, soit tu décides de faire comme tu veux, tu fais alors tes valises et je te ramène à Barcelone. » Ma diatribe a duré une demi-heure… et je suis parti. Je les ai laissés tous les deux. Je ne sais pas trop ce qui s’est passé entre eux, mais le lendemain elle est venue à l’entraînement et c’était reparti, sans jamais reparler de ce qui s’était passé ce jour-là.
L’intuition est une apparition ou quelque chose qui se dessine au fur et à mesure dans ton esprit puis qui à un moment donné deviennent une évidence ?
Oui, mais cette évidence est le fruit de l’expérience et de son renouvellement au moment où les choses se déroulent devant toi. Chacun reste cependant très imprégné de la lecture qu’il a de ses sportifs. L’intuition arrive comme une fulgurance mais la contrepartie est qu’il est parfois difficile de se départir d’apparition d’images d’un nageur qui nous colle trop à la peau. Cela suppose une disponibilité et un effort de l’entraîneur pour ré interroger notre perception, décoller notre regard d’un nageur avec lequel on vit tous les jours. Le temps joue un rôle important. Au début, c’est difficile de comprendre comment chacun se comporte, apprend, répond aux stimulus (repos, charge élevée de travail, …), réagit aux différences cycles et situations que tu proposes. Le temps permet de mieux connaître la singularité de chacun, d’être plus intuitif et de faire des choix pertinents. On parle souvent avec Bill des fameux 18 mois d’adaptation. La natation ça reste du long terme. Avec Mireia, par exemple, il faut en permanence trouver les mots justes, le bon ton et par moment savoir se taire. C’est avec l’expérience que l’on développe ce feeling où tu vas pouvoir jouer sur des petites choses qui vont notamment impacter la confiance (si tu donnes le sentiment de trop de confiance, ton athlète risque la perdre, …). La carrière d’un sportif se joue souvent sur ces petites choses qui peuvent faire la différence.
Créer cette tension, cette fracture est apparue comme une nécessité parce que tu avais le sentiment que le contrat n’était pas rempli. Tu considères que créer les conditions d’une crise peut amener une ouverture pour que l’athlète décide de s’impliquer et de prendre son destin en main. Humainement c’est parfois dur, non ?
La tension aux JO c’est un truc que tu ne rencontres qu’aux JO ! Si tu ne mets pas des coups de pressions dans ta programmation, tu prendras la claque de ta vie. Mes nageurs se sont engagés collectivement à respecter tous les jours, 8 points qu’ils considèrent comme essentiels à leurs performances et qu’ils ont élaboré ensemble : La nutrition, le sommeil, les coulées, un capitaine qui change tous les 3 jours… Au plan individuel, je procède de la même façon. On définit ensemble les 8 engagements (compromis) que chaque nageur individuellement s’engage à respecter. Ce document est signé par le nageur, le préparateur mental et moi-même. Tous savent que si un des engagements n’est pas rempli, il y a sanction. Tu ne peux pas dire à une équipe, au niveau collectif : nous on a décidé qu’on allait suivre tel objectif, et par exemple s’engager à faire 20 minutes d’étirement avant chaque entraînement. Si tu ne respectes pas cela une fois, qu’est-ce que cela signifie ? Il faut qu’il y ait une sanction, une contrepartie … Ok, cela fera 20 pompes … C’est une histoire de principe de respect des règles que les athlètes se sont fixés. Dans le groupe, la phrase « Ah, j’en peux plus… » Ah non je ne peux pas, … » est bannie. Si quelqu’un du groupe l’entend, il verse un euro…. Le fait que ces règles aient été co-construites en favorise le respect. Ce cadre de travail est élaboré en tout début de saison sportive et remis à plat chaque année. Cette logique de contrat est au cœur de mon organisation.
Les compétences dont tu t’entoures ????
Au début, j’étais considéré comme un entraîneur un peu « scientifique » parce que j’avais étudié les sciences. J’essayais de tout analyser, quantifier, tout planifier au millimètre. Il me fallait tout contrôler. Je pensais tout savoir sur la programmation, la planification, Je lisais les trucs des russes (Verkhoshansky, …). Je me disais je suis bon là-dessus, je suis imbattable… Et puis un jour, un ami m’a dit « Putain, t’es vraiment un mauvais scientifique Fred ». Je l’avais mal pris. Mais au cours des années, je me suis effectivement rendu compte que j’étais un mauvais scientifique. J’avais une petite connaissance du monde scientifique, mais je n’étais pas un scientifique, j’étais un entraîneur, un homme de terrain, une personne dont la première compétence est d’être capable d’établir une relation sincère pour amener un athlète à se réaliser en tant qu’individu (indivisible) dans son projet.
Plutôt qu’un aboutissement, la performance implique une succession de métamorphoses successives. Quant tu fais 8 heures par jour de terrain avec tes sportifs et que cela fait 22 ans que tu fais ça, tu ne pas considérer que tu es un scientifique, parce que tu ne fais pas de la recherche. Tes nageurs ne sont pas des rats de laboratoire qui vont te donner des résultats statistiques. Ce n’est pas ton travail. Mais cela prend du temps à réaliser cela. Eh chacun son métier, voilà pourquoi c’est important de s’entourer de personnes compétentes dont c’est le métier et qui t’aident. Si tu es isolé, tu n’y arriveras pas. Ce que j’adore dans mon métier c’est le travail en équipe, avec un psychologue, un préparateur physique, le kiné, un bio mécanicien, un spécialiste de nutrition moléculaire…. Bref, vraiment des cracks de leurs disciplines qui partagent les mêmes valeurs et mêmes conceptions de la performance.
Tous les jours, je suis en contact permanent avec le groupe sans forcément les solliciter tous en même temps. Le bio mécanicien, par exemple, il vient de façon ponctuelle ou lors de certains stages (une fois tous les 4, 5 jours). C’est mon équipe à moi, c’est l’équipe de Fred. Nous avons instauré des réunions mensuelles car le projet s’inscrit sur le long terme. La présence de ces personnes autour de moi est vitale. Sans eux, je ne peux rien faire parce qu’ils me donnent en permanence des clés. Après j’en fais ce que je veux. Je vais fermer, je vais ouvrir, …
Une de mes qualités est de créer cet espace de parole où je sollicite leur avis. Je ne suis pas dans la protection, de mes données de mes connaissances. Je partage mes interrogations avec des spécialistes. Quand je finis ma semaine d’entraînement, la première chose que je fais est de partager mes entraînements. Voilà les gars, on a fait ça cette semaine. J’envoie aux nageurs, à mon chef, aux autres responsables, … Et puis de temps en temps je les envoie à l’autre bout de la planète à des amis entraîneurs australiens et américains. Je leur dis : « tenez, voilà on a fait ça cette semaine » L’Australien Bill Sweetenham et un entraîneur américain…font partie de ce petit groupe dont j’ai la fierté de faire partie. C’est comme si en foot tu échangeais avec Lionel Messi, Maradona et Fred…
Chaque semaine on échange par mail. A tour de rôle, chacun envoi un entraînement et la semaine suivante, les deux autres doivent parler de cet entraînement. Nous avons instauré une relation de partage, de questionnement et d’ouverture à la nouveauté. En toute simplicité, sans égo, sans jugement.
Les entraîneurs de médaillés olympiques partagent leurs entraînement ?
La plupart des entraîneurs anglo-saxons partagent. Plusieurs fois par semaine, je donne mes temps, mes fréquences, les résultats des séries, je partage de nombreuses informations auprès d’une communauté d’environ 70 personnes, dont au moins une cinquantaine d’entraîneurs. Dans ce groupe de communication, il y seulement deux français. Dans les pays du bassin méditerranéen, Italie, France, Espagne, … cela communique beaucoup moins. « Non, moi je ne te donne pas », disent certains entraîneurs comme s’il était détenteur de secrets.
Moi, si j’étais entraîneur du 200 mètres papillon, j’aimerais bien savoir comment Florent Manaudou s’entraîne sur 50 m papillon. La langue anglaise est peut-être un obstacle, mais je serais curieux de savoir ce quels sont les entraîneurs qui échangent entre eux. Ils diront certainement le contraire car ils discutent un peu dans les couloirs des piscines ou sur le bord des bassins. Mais je ne parle pas de ça, je parle d’un échange organisé sur des problématiques, des hypothèses, avec une fréquence déterminée et des écrits comme acte. Si l’on considère qu’une telle démarche participe d’une stratégie du haut niveau, alors elle doit trouver une place formelle privilégiée dans l’organisation et la gouvernance du système mis en place. Limiter les échanges entre entraîneurs aux discussions de comptoir n’est plus suffisant aujourd’hui pour progresser ensemble vers la très haute performance. Les entraîneurs se retrouvent lors des compétitions où lors des regroupements des équipes, ils mettent le teeshirt de l’équipe, ils passent la semaine ensemble et hop,… et chacun repart chez soi.
Si lors de chaque stage ou compétition internationale, chaque entraîneur écrivait tous les jours quelles lignes sur des points qui l’interpellent (consignes, routines, contenus des séances d’échauffement ou d’entraînement, modes d’organisation, critères d’évaluation, observations des autres pays), cela permettrait de constituer une sorte de matière première qui pourrait être débattue collectivement avec les entraîneurs. Chacun peut écrire ce qu’il veut. « j’ai vu que les américains mangent du salsifis à la crème avant la finale du relais, je pense que mon nageur en équipe nationale fait ça bien et ça moins bien,… » Peu importe, il s’agit surtout d’identifier des points qui posent question et dont la pertinence des réponses est discutée collectivement. Huit jours de compétitions, huit notes par entraîneur, dix entraîneurs dans ton staff, cela fait quatre-vingts articles, presque un livre entier en une semaine. Et ça tu le partage, tu le donnes à ta communauté. Cette démarche est pleinement intégrée et organisée au sein de l’équipe nationale d’Angleterre. J’essaye d’impulser aujourd’hui cette dynamique du partage en Espagne à laquelle les entraîneurs ne sont pas habitués.
Je suis un des entraîneurs qui envoie le plus d’emails, de photos d’entraînement au monde. J’essaye d’envoyer 1 document informatif chaque semaine que je partage avec une communauté d’environ 70 personnes. Par exemple, ce matin, j’ai vu l’équipe de France d’aviron qui faisait du ski de fond et faisait ça et ça…Pourquoi elles font du ski de fond ? Je contextualise. Si je veux devenir venir meilleur dans ma profession, il faut que je prenne des informations. Si je ne donne rien, et que je veux des informations en retour, je suis un con fini.
DTN de la Fédération Français de Natation de 2001 à 2008, la force de Claude Fauquet aura été d’avoir su libérer les énergies, amené les entraîneurs à prendre confiance en eux en affirmant leur singularité tout en définissant un cadre rigoureux indispensable pour accéder collectivement au très haut niveau. Quatre DTN se sont succédés depuis, chacun revendiquant son héritage, mais il semble au vu des résultats actuels qu’il y a un réel délitement.
Avant Claude Fauquet, le fonctionnement de la natation française était un système étanche. Lorsque les jeunes nageurs de club intégraient les équipes de France, la DTN et les entraîneurs nationaux reprenaient la main sans s’appuyer sur la connaissance et expérience de l’entraîneur de club, et sans tenir compte de la relation qu’ils avaient instauré avec leurs nageurs, ni de la confiance réciproque développée avec le temps. Cela avait été très mal vécu. Et puis le point crucial était que pour les entraîneurs comme pour les athlètes la qualification aux JO semblait une fin en soi.
Claude Fauquet a été l’artisan d’une culture de l’excellence qui a exigé un changement de gouvernance. Pour remporter des médailles, il faut déjà que les nageurs sélectionnés aux JO aient été capables de réaliser des temps de finaliste olympique lors des journées de sélection (lors des championnats de France). A partir du moment où un nageur se qualifie, il sera accompagné tout au long de sa préparation par son entraîneur. Cela a eu un impact considérable auprès des nageurs comme des entraîneurs. Bien que son projet n’ait pas fait l’unanimité au sein de la fédération, Claude Fauquet a su préserver sa fonction de DTN et se donner le temps nécessaire pour que la mutation culturelle opère et ainsi démontrer à tous ceux qui émettaient des doutes ou riaient en coulisse qu’il avait raison.
Il semble qu’il y ait eu, avec le temps, un dévoiement des principes qui lui ont permis ce succès. Le système « Fauquet » a créé des choses inattendues, des effet collatéraux, notamment la perte de vitalité de nombreux clubs, et une boursouflure des entraîneurs et des athlètes doublé d’un système de « starification ». Chacun est persuadé qu’il sait tout faire. Aujourd’hui, j’ai le sentiment qu’on va à l’inverse de cette philosophie d’exigence, de partage et mutualisation des connaissances que Claude avait impulsé.
La méthode « Fauquet » aurait donc été dévoyée par des entraîneurs qui tout en revendiquant leur filiation à Claude, en ont oublié les principes. C’est peut-être parce que justement certains ont considéré qu’il s’agissait d’une recette à appliquer alors qu’il s’agissait d’une certaine philosophie de la performance de la condition humaine
Exactement. Ce qui était magnifique était que tout le monde, entraîneurs comme athlètes se régalaient. Même lorsque Claude a quitté ses fonctions en 2008, le système a continué jusqu’en 2012. Impressionnés par le succès des nageurs français, de nombreux pays, notamment l’Australie nous a copié, en appliquant nos principes.
Et aujourd’hui, on a le sentiment qu’on est en train de faire tout le contraire. On est parti sur l’idée qu’on allait faire les championnats de France comme les américains. Combien de centre d’entraînement en France, de Pôles, …4, 5 ? Aux Etats-Unis, ils ont 360 centres et des universités, dont certaines disposent d’un budget dédié à la natation supérieur à celui de la fédération française. Et nous, on va faire comme eux ? Maintenant commence la traversée du désert. Comment fait-on ? Un gamin au 1ier septembre, on lui dit : « Bon mon petit Bruno, on va se préparer pour les championnats qui sont fin juin », le mec va te regarder et te dire « bon on fait quoi de septembre à juin ? Eh bien, on va faire des meetings, des trucs comme ça…
L’équipe espagnole vient s’entraîner plusieurs fois par an au CNEA de Font-Romeu. Les conditions d’hébergement sont plutôt monacales, non ?
Lorsque des nageurs commencent par demander un hôtel 5 étoiles pour aller s’entraîner en Altitude à Font-Romeu, ils ont tout faux. T’as vu où elle est Mireia ? Elle est dans la tour du CNEA. Elle est malheureuse ? Elle sait que c’est comme ça, l’environnement participe de cette remise en question qui permet à chacun d’être confronté à ses réels désirs et aux concessions nécessaires pour très haut niveau. Après chaque séjour dans ce lieu, mes nageurs reviennent toujours grandis, plus mature, plus clairs avec leur désir, leur investissement et leur projet.
Si la première étape de ta réflexion sur l‘entraînement an Altitude commence par : « Ah oui je veux bien, mais il me faut un chalet », c’est mal parti. Bien sûr que c’est dur, mais il faut savoir ce que l’on veut. Les conditions environnementales t’apprennent beaucoup à te gérer, à mieux connaître tes motivations. Ici, c’est un lieu de calme, non parasité par des choses extérieures, un lieu parfait d’introspection pour accéder à la performance.
Francis Distinguin
Conseiller Technique et Pédagogique Supérieur CREPS – Centre National d’Entraînement en Altitude – Font-Romeu