Sur les hauteurs des Montagnes Catalanes, dans les Pyrénées, il vaut mieux être patient et silencieux pour avoir la chance d’approcher cette espèce en voie de disparition. L’animal se méfie des professeurs de vertu. Je le croise parfois au Centre National d’Entraînement en Altitude de Font-Romeu qu’il fréquente depuis de nombreuses années, notamment depuis l’époque où il préparait une jeune dossiste Roxana Maracineanu [1] à offrir à la France son premier titre mondial en natation féminine. Depuis plus de 30 ans, Lionel Horter écume toutes les piscines. Nageur, entraîneur, DTN, il a connu tous les honneurs. Il pourrait jeter l’éponge mais continue sa quête de performance avec l’obstination et l’enthousiasme d’un jeune premier. La chair à vif, la langue à nue. Il insiste beaucoup sur les notions de travail, de projection sur le long terme et de relation humaine. La performance n’est-ce pas d’abord cela ? Le travail, ça veut dire qu’on va dans les bassins comme on va bêcher son jardin ; parfois on demande un coup de main au voisin, … Aider un athlète à se réaliser, ça ne signifie pas « faire la une œuvre », mais simplement trouver un espace de visibilité qui permet de montrer le travail artisanal accompli par ailleurs. Les nageurs ont atteint à ce moment- là une telle expertise que le sentiment de souffrance, d’effort et de travail disparaît, jusqu’à laisser croire que la natation de haut-niveau ne nécessite pas d’importants volumes d’entraînement.
« Nous voulons montrer notre travail, et non faire des œuvres. L’œuvre, c’est l’idée de l’art sacré, clos sur lui-même. » disait Picasso. Alors bien sûr, en réalité, les deux sont un peu mêlés, et quand on s’entraîne, on a forcément un peu en mire – ce serait hypocrite de dire le contraire – l’idée de la performance absolue. Mais disons que c’est une question de priorité : est-ce que tu entraînes parce que tu crois dans la possibilité d’une rencontre avec un nageur, ou est-ce que tu prétends « faire une œuvre » ? En ce qui concerne Lionel Horter, l’entraînement est surtout un moyen de comprendre, de mettre en forme et de faire résonner sa vie (et la vie en général), et secondairement seulement la volonté d’avoir une œuvre à léguer à je ne sais quelle postérité. Entraîner n’est pas séparé de la vie, c’est une manière de vivre. C’est pour cela que lorsqu’il a mis fin à ses missions de DTN, il s’est réconcilié avec lui-même. Conversation.
A quel moment, as-tu la conviction qu’un nageur a du « talent » ?
Il faudrait d’abord pouvoir s’entendre sur la notion de « Talent » ! Au premier abord, j’aurais tendance à observer sa morphologie en se demandant comment il va grandir et se développer. Le deuxième niveau d’analyse consiste à observer sa relation à l’eau, s’il a le sens de l’eau, s’il prend de l’eau. Je porte une attention particulière à l’équilibre de son corps en mouvement, s’il est haut sur l’eau, si sa technique respecte les grands principes pour aller vite. La relation à l’eau est une approche très globale. Tu sens que le mec est dans sa nage. C’est assez mystérieux. Certains des nageurs qui semblent avoir un geste juste ne sont pas efficaces. Leur nage apparaît comme une coque vide qui ne répond pas à l’exigence d’efficacité. Comme s’ils avaient travaillé de nombreuses années ce geste à vide, sans se préoccuper de nager vite alors que c’est là que se situe tout le sens de la natation de compétition. Mais ces qualités ne sont pas suffisantes pour accéder à la performance. C’est le désir qui est toujours premier. Ce désir va engager le nageur à bosser dur pour réaliser ses rêves. La capacité de travail dans le sport de haut-niveau est fondamentale. C’est pour cela qu’il existera toujours des athlètes, moins « talentueux », qui gagnent au niveau international.
Un cadre d’entraînement reste cependant indispensable.
La structure d’entraînement constitue un cadre essentiel. Et l’entraîneur doit trouver la bonne mesure dans cet espace pour accompagner ses nageurs. Cela exige une grande bienveillance sans démagogie. De nombreux jeunes qui intègrent les structures d’entraînement ne savent pas toujours pourquoi ils sont là. Si certains sont un peu dispersés, ce n’est pas pour autant qu’ils ne pourront pas accéder au très haut-niveau. L’important est qu’ils soient capables de trier et prendre les informations qui leurs font sens au moment où la situation l’exige. Je ne cherche pas à avoir des nageurs trop dociles, avec toujours un besoin de reconnaissance de leurs entraîneurs. Cela peut s’avérer parfois assez confortable pour l’entraîneur mais pas toujours épanouissant pour ces nageurs qui n’arrivent pas à exprimer leurs personnalités et leurs caractères. Certains nageurs ont ainsi arrêté prématurément leur carrière. Peut-être parce qu’ils éprouvaient le besoin d’exister, de se réaliser par eux-mêmes. La gestion de ces situations est souvent compliquée pour les entraîneurs.
Au final, il y a tellement d’éléments à prendre en considération pour déterminer le talent que cela peut se résumer pour chaque cas, au point de vue de l’entraîneur. Si l’on proposait à dix entraîneurs « experts » d’observer dix jeunes excellents nageurs, pourriez-vous vous accorder sur un consensus pour considérer que tel ou tel nageur serait les plus talentueux ? Avez-vous le même œil, la même vision ?
Chacun s’accroche à ses croyances. Chacun a tendance à s’appuyer sur des éléments qui viennent conforter son point de vue et qui relèvent du parcours intime de l’entraîneur. Nos avis ne seraient pas très éloignés à condition que ces entraîneurs aient déjà une longue expérience du très haut niveau. Cet œil, ils l’ont exercé ; ce n’est pas venu comme ça. Des heures et des heures à regarder leurs nageurs, les nageurs des concurrents sur les grandes compétitions mondiales. Pour moi la natation, c’est l’œil avant tout. Un œil capable de faire une synthèse et d’extraire des éléments essentiels. On peut se cacher derrière des explications abracadabrantesques, des explications pseudo rationnelles et des évaluations qui ne servent très souvent qu’à valider notre point de vue. La véritable mesure de l’entraîneur, c’est son œil.
Il m’est arrivé parfois lors des interviews à parler de ce que j’ai vu, mais tout le monde s’en fout puisqu’ils n’ont pas vu ce que j’ai vu et ne peuvent pas le voir. Alors par facilité, on leur donne tous les réponses qu’ils attendent. C’est dommage !
En formation d’entraîneur, cela devrait être un point essentiel à aborder. Lorsque j’accompagne des jeunes entraîneurs de mon club (Mulhouse Olympique Natation), je suis très frustré lorsque je me rends compte qu’ils n’ont pas l’œil. Comme s’ils n’avaient pas fait le chemin pour voir. Certains voient immédiatement mieux que d’autres, disons plutôt différemment, au plus près des exigences la natation de compétition. Peut-être une question de sensibilité, de représentation, de culture… Je ne sais pas. Ceux-là peuvent se former, apprendre des contenus, progresser… mais ne seront jamais de grands entraîneurs.
Mais on ne peut pas mesurer cette expertise. Et si je te demande de m’expliquer, de justifier par la raison, tu es dans l’impossibilité de me démontrer que ton œil est plus discriminant que le mien. Par provocation, je pourrais-même affirmer que mon œil voit des choses que tu ne vois pas. Je pourrais même dire qu’à force de voir toujours la même chose vous ne voyez plus rien. Enlisé dans votre vision, vous n’arrivez pas à créer de la tension et de l’écart.
Les mots supposés traduire une sensation sont toujours difficile à extraire… Qu’est-ce que tu as senti ? Comment construire un langage qui permettrait aux mots de rentrer en résonnance entre un athlète et un entraineur ? Entraîner n’est pas une mince affaire et on est prisonnier de nos fonctionnements personnels. On pourrait aller plus loin : Quand ils ont vu, qu’est-ce qu’ils ont vu ? Et que peuvent-ils en dire ? Ça aussi ça compte la façon dont tu retranscris ta vision, comment tu l’expliques…
Un gamin qui a du talent, ou plutôt dont ton œil a discerné des qualités dans l’eau, … Comment se fait-il que ces gamins-là, soient identifiés en détection sur des logiques de chrono ? et non pas sur l’œil des experts ?
En effet, les grands clubs et les centres d’entraînement ont toujours tendance à recruter ces jeunes essentiellement sur des temps de référence dans leurs catégories d’âge. Une fois recrutés dans ces structures, il est compliqué pour les entraîneurs de reprendre ce qui n’a pas été fait en amont. A raison de deux entraînements par jour, ils progressent au chrono tout en conservant (ou renforçant) leurs lacunes techniques. Ils n’ont plus le temps de développer leurs habiletés, leurs relations à l’eau, … Ces jeunes se désadaptent encore plus. Peut-être qu’il faudrait à ce moment-là nager doucement, passer des heures dans l’eau mais doucement, pour devenir aquatique au plan de l’équilibre et de la technique, … L’idée serait de revenir sur des tempos (des fréquences) plus lents lorsque le nage se désorganise et perd en efficacité. Un peu comme procède Romantchuk. Cela donne une sensation de lenteur et de glisse assez magique.
Puisque vous avez tous des yeux experts, pourrait-on envisager que la détection des meilleurs potentiels puisse d’abord se concevoir sur ces bases-là ? Il suffirait de réunir ces jeunes excellents nageurs et de croiser le regard des entraîneurs. Cela permettrait d’enrichir la réflexion sur la notion de talent, alimentée par les nuances de vos points de vue et de vos regards.
Le recrutement sur les pôles et clubs d’excellence en France se fait d’abord sur dossier. C’est toujours un peu abstrait. Les nageurs sont recrutés sur la base de leurs vœux, et peut-être que l’on ne prend pas assez de temps pour échanger, les regarder vivre, observer leur relation à l’eau, … Aujourd’hui les choses changent doucement. Au-delà des qualités de glisse et de technique, à Mulhouse, on porte l’accent sur la capacité d’entraînement (entraînabilité). S’ils ont la caisse ou pas et surtout s’ils peuvent la développer…. Tu le vois rapidement.
Certains entraîneurs reconnus peuvent se permettre d’écarter des jeunes nageurs qu’ils estiment « sans talent », mais au sein d’un club, ce n’est ni possible ni souhaitable d’évincer des jeunes, surtout s’ils ont un véritable désir à vouloir progresser. La notion de « talent » est toujours une histoire de point de vue de celui qui en parle. Il m’est arrivé de rencontrer en Alsace des nageurs dotés d’un « talent fou » et rapidement me rendre compte qu’ils n’avaient pas le profil pour accéder au très haut-niveau. Il peut s’agir parfois juste d’une absence de désir de l’athlète ou de refus des parents d’engager leurs enfants dans ce type de projet. C’est une alchimie particulière.
Il n’y a pas seulement des entraîneurs qui ne recrutent pas bien, mais il y a également des nageurs (et des parents) qui ne prennent pas les bonnes décisions alors qu’ils ont du talent. Mais ça c’est l’histoire de l’humanité.
Dans le milieu concurrentiel de la natation, les nageurs peuvent rapidement se laisser séduire (notamment sur les réseaux sociaux) par le brillant et la notoriété des structures avec des entraîneurs reconnus. Nous subissons tous ce genre de phénomène. Tout le monde veut aller dans la structure qui a le vent en poupe. Et ça tourne, Nice, Marseille, Mulhouse, Amiens …. Ce n’est pas toujours associé à un vrai projet de haut-niveau mais on a du mal à l’éviter. Notre responsabilité reste quand même de gérer un groupe. En ce qui me concerne, j’ai mis deux ans et demi à le construire. La natation est un sport individuel qui se pratique en groupe. Je n’y fais rentrer que des gens qui ont le potentiel technique, aquatique et mental (psychologique) et dont je suis certain qu’ils ne vont pas faire exploser le groupe. Cela peut aller très vite. Et les rares fois où je m’en extrais pour accompagner un nageur sur des compétitions internationales, je suis très heureux de retrouver mon équipe.
Est-ce que les athlètes te comprennent et est-ce que tu comprends les athlètes ?
J’essaye de me faire comprendre. Mais, moi, je ne les comprends jamais. En partant de ce postulat, ce qu’ils me disent ne m’intéresse pas et cela ne me sert à rien de les écouter.
Bien sûr, je les écoute, à distance, juste pour témoigner une certaine bienveillance. Mais je me refuse d’entrer dans leur monde et participer à leur confusion, parce que ce qu’ils disent est rarement intéressant. L’échange c’est d’abord un partage d’émotions, un besoin d’échanger une sensation, un besoin de se rassurer sur l’attention que je leur porte.
Généralement, je ne me sers pas de ce qu’ils me disent et je reste sur ce que je veux faire. En fait, cette attitude, qui peut paraître très radicale, a pour effet de réellement impliquer mes nageurs à se poser les bonnes questions et avancer des solutions pour y répondre. Il ne s’agit pas de les abandonner dans le vide de questions sans réponses, mais de les engager dans un processus de construction d’eux-mêmes. Lorsqu’un nageur me dit, par exemple, qu’il a eu une super sensation dans l’eau, je ne sais quoi faire de cette remarque. En général, je m’y attendais, je l’ai vu et j’ai tout fait pour que cela arrive. Honnêtement, le diagnostic est vite fait, le nageur ne nage pas vite ou pas bien. Je n’ai pas besoin qu’il me le dise pour le voir. En cas d’échec ou d’incapacité à trouver une solution dans l’amélioration d’un geste technique, là effectivement, l’échange dans le partage de point de vue peut s’avérer intéressant.
Le champ de la préparation mental se développe du plus en plus en sport, et notamment en natation.
A titre personnel, j’ai travaillé avec une psychologue avec lequel j’ai retravaillé par la suite à la demande d’un nageur. Franchement, le gars était très sympa, mais je ne suis pas convaincu de la démarche. J’ai le sentiment que la plupart des problèmes pourraient être résolus avec une meilleure communication. Lorsque tu as la chance d’avoir une écoute auprès des amis, de la famille, une conversation suffit à dénouer les choses. Le fait d’avoir des psychologues dans notre environnement a tendance à désengager les entraîneurs d’une relation humaine et empathique avec leurs nageurs. Ces professionnels sont sympas, mais ce sont d’abord des professionnels de l’empathie. Le choix de ce métier semble être, pour certains d’entre eux, une façon d’éviter de se pencher sur leur vie et les choses qu’ils n’ont jamais résolues.
Lorsque ceux qui sont censés t’aider barbotent dans leurs environnements, ils peuvent avoir les meilleures techniques du monde, ils peuvent même avoir résolu des problèmes par ailleurs, je ne pense pas qu’ils puissent apporter la plus-value que tout le monde attend d’eux. Lorsque tu as un parcours sensible dans le sport de manière professionnel, tu es attentif aux détails, et dans la mesure où tu es confronté systématiquement à la singularité de chacun, tu développes des compétences incroyables car tu es sur le fil en permanence. 100 % des nageurs qui m’ont exprimé le besoin de travailler avec quelqu’un, ont tous échoué. Comme c’est devenu politiquement correct, il m’arrive parfois da faire appel à une oreille qui écoute le nageur. Le gamin et les parents sont contents. Le psy est content.
Moi, je crois beaucoup plus à la logique de projet. …Comment se projeter par rapport à un choix d’un enfant qui vient ici et se sépare de son papa et de sa maman. Il a besoin d’être réconforté et de se situer par rapport à son projet, sa vie. De savoir que cela va être dur, qu’il pourra être confronté à l’échec, que les performances ne sont pas linéaires. Cela me semble vraiment important. C’est pour cela qu’une équipe d’entraînement étoffée est nécessaire.
Bases de données, capteurs, algorithmes …. le métier d’entraîneur est en pleine mutation. Le Patron de l’équipe de France de cyclisme Cyrille Guimard se désolait que les coureurs soient aussi dépendants de leur « ordinateur » (un écran fixe sur le guidon indique la puissance instantanée qu’ils développent en pédalant). « En compétition, ils pourraient peut-être parfois aller loin dans l’effort, mais ils ont les jambes coupées en découvrant qu’ils ont atteint la zone rouge de « leur ordinateur ». Avec la mode des oreillettes sous le bonnet, ne crains-tu pas le même phénomène…. Avec le risque que votre métier d’entraîneur consiste essentiellement à appliquer les prescriptions des ordinateurs ?
Je ne sais pas, pourquoi pas…, mais pour l’instant, je n’ai pas besoin de tous ces outils. J’arrive à m’en sortir comme ça en donnant des consignes entre les séries. Mais ce n’est pas favoriser l’autonomie. Aboyer, parler à chaque 50 m en disant : « attention tu n’as pas le bassin haut. » Il vaut mieux arrêter le nageur et échanger. A mon avis, c’est un gadget. Et puis c’est terriblement usant. Tu peux t’en servir un peu, mais sur du long terme, j’ai des doutes… Quand tu sais que lorsque deux personnes travaillent ensemble (entraîneur/nageur), il faut des années pour obtenir des résultats. Il faut gérer cette durée, et c’est essentiellement une histoire de relation humaine.
Au plan pédagogique, comment impliques-tu le nageur dans sa performance ?
Tout au long de leur parcours, je distille des informations en continu sous forme d’échanges. Parfois, c’est volontairement différé, décalé. Ne sachant pas ce qu’ils vont prendre de mes propos, ce qui leur parait pertinent ou pas, je considère que l’essentiel est de les amener à se poser des questions. Mon rôle est de les conduire à réfléchir sur qui ils sont, sur leurs projets, leurs performances… Je ne suis pas du genre à dire « tu dois faire » ou « tu ne dois pas faire ». La seule démarche qui me parait pertinente est de trouver les bons mots en espérant que ces images feront résonnance avec leurs problématiques. Pour certains, mes propos glissent sur eux, pour d’autres, les mots prennent sens et vie pour les aider à trouver des solutions. C’est le mystère de la singularité de chacun.
Ne penses-tu pas que cela est lié à une culture du sport et par extension de l’école, où l’athlète n’a pas besoin de penser parce que l’entraîneur pense à sa place ? A l’école comme dans le sport, il y a une certaine docilité. Ils vont à la piscine, se réfèrent à l’entraîneur et au chrono pour avoir la paix et ne sont pas suffisamment impliqués dans leur pratique.
Bien sûr que l’on est victime de notre système global et notamment du système scolaire français très directif qui ne favorise pas la liberté de parole et d’échange, contrairement aux modèles anglo-saxons. Il est important d’impulser une certaine responsabilité de l’athlète dans son projet et cela dès le plus jeune âge. En étant capable d’affirmer qui ils sont, ils ne sont plus dans une logique de soumission. On demande de nos athlètes qu’ils soient autonomes et responsables, mais dès qu’ils ont un problème à résoudre on leur apporte immédiatement la solution. Pour gagner du temps et de l’énergie, en espérant que cela leur permettra d’être plus présents, disponibles, impliqués dans leur projet. Paradoxalement, on constate souvent l’effet inverse : Ils ont tendance à s’absenter, à se reposer sur nous et ne plus être dans la vraie vie.
Bien sûr, nous participons de cette forme d’infantilisation. Quand un nageur n’a pas sa bouteille d’eau pendant une séance très difficile lors d’un stage en altitude, tu as deux solutions. Ou tu lui dis, tu ne boiras pas, ou tu vas lui chercher une bouteille d’eau. On est donc amené à faire des compromis en dérogeant parfois à nos principes. Nous avons notre part de responsabilités notamment en jouant trop facilement de notre statut et de notre autorité. Pas étonnant, dès lors, de voir des nageurs « âgés » de mon groupe qui lèvent le doigt pour savoir s’ils peuvent aller aux toilettes pendant les entraînements. Pour leur faire comprendre que cela n’a aucun sens, je joue le registre de la colère.
La colère fait partie de la palette des émotions sur laquelle tu vas jouer. Mais que dit ta colère ?
En fait, je ne suis pas colérique mais je joue de ce registre dans le cadre professionnel. La colère est l’artefact le plus simple à utiliser. Une bonne colère, ça marche bien, … pour tout le monde. Ça libère et c’est efficace. Cela est pour moi une façon radicale d’amener le nageur à engager une forme d’introspection, à un déplacement. Pourquoi mon entraîneur est-il en colère ? Mais il y a également les mauvaises colères, celles qui peuvent s’avérer contre-productive, créer des blocages, des sentiments de rejet, …. Pour certains, ce registre ne fonctionne pas. Ils me voient alors comme un type qui les déteste, sans comprendre pourquoi. Pour d’autres, ma colère glisse sur eux sans les toucher. Ce n’est pas toujours la frustration ou la colère qui est le moteur, il peut y avoir la grandeur d’âme. Ça existe aussi, mais c’est plus rare.
Certains nageurs également semblent avoir de trouver en eux de la colère pour se transcender. Cette force puisée à la source de leur histoire personnelle leur permet peut-être de se libérer d’un carcan trop encombrant. L’entraînement du haut-niveau favoriserait ainsi l’expression d’une forme de résilience pour permettre à ces sportifs de devenir pleinement eux-mêmes. Accompagner un nageur à trouver sa nature, sa singularité est le rôle essentiel de l’entraîneur. Chaque nageur est différent. Pour accéder au très haut-niveau, il faut devenir soi-même, trouver sa propre nature. Les charges d’entraînements sont telles qu’un sportif de haut-niveau se situe toujours dans la zone d’équilibre et de déséquilibre. C’est le mystère des parcours individuels, nourri par plein de choses différentes. Pour certains, leur force vient d’une colère liée à des choses très personnelles. Un peu comme s’ils avaient des comptes à rendre. Le haut-niveau est un moyen pour ceux-là de mieux savoir qui ils sont et de vivre avec leur histoire. On ne peut pas accéder à un podium mondial si on n’est pas soi-même.
Une réflexion est actuellement portée sur la disponibilité de l’athlète dans sa pratique. Pour être performant il faut faire du qualitatif et notamment sur les aspects la nutrition le sommeil. De nombreux travaux laissent entendre aujourd’hui que l’on pourrait réduire la charge d’entraînement en étant plus exigeant au niveau qualitatif sur des intensités élevées, à condition de récupérer entre deux entraînement. D’où l’importance d’être vigilant sur la qualité du sommeil (et de la sieste).
On peut être d’accord avec tout. Mon intime conviction est que l’on ne développe pas les habiletés aquatiques en marchant, en faisant de la musculation ou du volleyball. Quand je parle de charge ou de volume d’entraînement, je parle d’heures confrontées au fluide. Et je ne connais pas d’autres solutions que de se confronter huit à dix mille heures à cette magnifique chose qu’est la flotte, pour obtenir une expertise. L’autre solution je ne la connaît pas, Je ne sais pas faire.
Non seulement, un long temps de pratique est nécessaire pour acquérir cette expertise, mais également un réelle implication et disponibilité du nageur s’imposent à lui-même pour développer sa glisse, sa technique,….
Oui, une certaine présence à soi est importante, disons une implication dans ce que l’on fait. J’avais été impressionné par ce nageur ukrainien de 1500 mètres, Romantchuk qui disait chaque passage de bras est un défi. C’était la première fois que je voyais un nageur de demi-fond faire ce que faisait Popov (Alexander Popov venait souvent à Font-Romeu avec son entraîneur Guennadi Touretski dans les années 90. Nageur russe, il a remporté 9 médailles olympiques), voilà plus de 30 ans avec une telle implication et application. En tant qu’observateur non expert, tu peux avoir l’impression que l’entraîneur ne voit rien, que le nageur dort dans l’eau, qu’il n’y a pas de communication entre eux, mais souvent il se passe en réalité plein de choses. Tellement de choses relèvent de l’intériorité. C’est le mystère de la natation. Un œil non exercé ne voit pas forcément ce qui se passe dans la relation d’un nageur et de son entraîneur. Il existe un niveau de connivence entre les deux que l’entraineur est capable de détecter des détails très fins comme la glisse, la dissonance, des détails que lui seul peut voir. A ce niveau d’expertise, d’expérience et de connaissance, l’entraîneur voit l’invisible.
La planification de l’entraînement est un aspect essentiel dans ton approche, notamment pour préparer les grandes échéances internationales
Effectivement, pour une échéance majeure, j’ai besoin de 15 à 18 semaines de préparation à l’évènement. Disposer ce temps-là est très important pour moi. L’entraîneur de Phelps, Bob Bowman est dans le même temps.
Toute la littérature sur la natation valide ce protocole, et puis j’ai pu vérifier son efficacité en tant que nageur, puis entraîneur. J’ai été très imprégné par l’école Russe des années 80, avec des auteurs comme Platonov, … et après avoir testé d’autres modalités, je suis toujours revenu à cette planification, constituée de micro-cycle, macro-cycle, méso-cycle …. Encore aujourd’hui, la Russie est toujours en plein dedans et tu vois les résultats. C’est est une des plus belles natations du monde avec de jeunes nageurs comme ce gamin russe de 16 ans qui a récemment réalisé 52’s au 100m dos et 48’s en crawl en relais. Ils travaillent avec deux brindilles et trois bouts de ficelle dans des bassins au bout du monde. J’ai eu également la chance d’être copain avec Guennadi Touretski. On a échangé de nombreuses années. Il habite en Suisse à 50 km de chez moi. Et puis, j’ai travaillé longtemps avec François Mater, médecin de l’équipe de France de ski de fond pendant 30 ans, sur les aspects énergétiques et le suivi médical. Il participait à tous nos stages. C’était l’aventure ! Le début du professionnalisme dans la natation française et la consécration mondiale de Roxana Maracineanu que j’entraînais à Mulhouse.
Certains entraîneurs de natation sont très centrés sur l’entraînement polarisé.
L’entraînement polarisé est une alternance de contrastes dans l’effort. Cela part de l’idée d’espacer les phases intenses par des efforts plus doux de façon à récupérer et repartir sur des hautes intensités. Cela existe depuis longtemps. A mon sens, l’entraînement polarisé, tel qu’on le décrit dans la littérature scientifique, sportive actuelle, ne permets pas de jouer, comme je le souhaite, dans les zones intermédiaires qui correspondent souvent aux allures de course. Cela a tendance à placer le nageur comme l’entraîneur dans un certain confort, de mettre le nageur en confiance car il nage vite et bien sur un certain tempo toute l’année.
Plutôt que de jouer dans la variation des niveaux d’intensité (basse et haute), je préfère que mes nageurs s’entraînent à assimiler tous les jours des charges d’entraînement et développent leurs capacités à maintenir une importante intensité. Mais cela ne permet pas de cibler précisément des pics de forme pour les grands évènements. Effectivement, cela nécessite plus de temps pour obtenir des résultats et le risque est plus élevé car en poussant les nageurs à leurs limites, tu peux rapidement arriver à la rupture, à l’effondrement de la performance et au surentraînement.
Par contre, lorsqu’un nageur a obtenu ses titres majeurs à 23 ans et qu’il a des sponsors, il est tenté de prolonger sa carrière dans une perspective de professionnalisation. Cela ne me choque pas. Depuis cette année, Amaury Leveaux [2] a décidé à 34 ans de revenir à la compétition. Il est évident qu’il ne fera pas les mêmes entraînements qu’un jeune en formation. On échange sur la meilleure façon de faire resurgir les choses qu’il a appris pendant toutes ses années passées à nager, de mobiliser son expérience, de chercher en lui cette mémoire de l’eau qu’il a développé. Dans ce cadre, un entraînement plus polarisé peut s’avérer intéressant.
Tes convictions restent tes convictions. Pourrais-tu envisager faire un pas de côté et sortir de ce pli sur lequel chacun a tendance à justifier ses choix ?
Effectivement, je pense long terme, planification… C’est peut-être une obsession mais cela me permet de me rassurer et de me débarrasser de cette préoccupation essentielle pour moi, et ainsi être présent à l’instant. J’ai besoin de ce temps organiser mes stages, mes compétitions, … et me projeter avec mes nageurs sur des objectifs de performance sur du long terme. Une performance se construit dans le temps. C’est pourquoi renouveler des performances dans un temps très court est très difficile à gérer pour chaque entraîneur.
Sauf pour les américains, qui sont capables de reproduire deux fois la même performance en un temps très court, notamment entre les phases de qualification et les JO qui se déroulent 4 semaines plus tard
Lorsque tu fais une performance aux sélections, tu rêves de nager plus vite aux JO, mais c’est rarement le cas. Tu peux Juste répéter la perf. À l’exception de quelques monstres de la natation comme Mickaël Phelps et la nageuse de demi-fond Katie Ledecky et quelques autres capables d’améliorer les performances réalisées lors des qualifications.
Depuis années 80, quels sont les modes et les tendances qui ont marqué la natation mondiale ?
On a vu passer l’école russe avec Salnikov (Surnommé le tsar, Vladimir Salnikov a remporté 4 médailles d’or olympiques en demi-fond. Il fut le premier nageur à descendre sous les 15 minutes au 1500m et il est actuellement Président de la Fédération de Natation de Russie.) dans les années passent 80, notamment à Font-Romeu. Le travail était axé sur le volume avec des distances de 30 km par jour. C’était devenu quelque chose d’inhumain, et cela a engagé un système de triche pour dépasser les limites humaines. Produits dopants et autres.
Par la suite, on a réduit les charges d’entraînement en se demandant comment nager vite et moins. On est passé de 180 kilomètres par semaine de l’école russe à 60/70 kilomètres semaine La musculation est devenue à la mode dans les années 2000 avec tout le travail hors de l’eau avec une réduction des volumes. Et puis, le système s’est amplifié, emballé avec la mode du No Volume. On est arrivé parfois dans les années 2010 à des nageurs qui faisaient 20-30 km par semaine avec des préparations athlétiques surdimensionnées. Comment faire de très haut niveau sans nager en ne faisant que de la musculation ? Avec des résultats probants notamment sur les distances de sprint.
Comme directeur d’équipe en France, j’avais organisé un stage au Qatar. On menait alors des expériences sur le sommeil en chambres pressurisées. Dans l’équipe, il y avait notamment Florent Manaudou, accompagné par son entraîneur, Romain Barnier. Je logeais à côté et suivais ses journées. Il faisait 1000 m le matin, regardait Romain en disant « putain je ne peux pas j’ai mal à l’épaule ! ». En 15 jours, il n’a pas nagé 6 km. A l’issue du stage, il participe sur place à une compétition et bat le record du monde sur 100 m 4 nages. Trois semaines plus tard, il réalise 45’04 secondes au 100 m en petit bassin. Un talent monstre. Il n’a jamais fait mieux. Mais au bout du bout, il perd en 2016 contre un mec de 36 ans. Ça ne dure pas !
La FINA a participé de cette évolution en créant des 50 mètres dans les 4 nages aux Championnats du monde. Heureusement que les 50 brasse, papillon et dos ne sont pas aux JO, sinon on aurait plus besoin de s’entraîner dans l’eau…. Enfin presque.
Après tant d’années d’entraînement, tu as gardé une fraîcheur et un rayonnement certains. A quoi attribues-tu cette belle énergie ?
Les fonctions de Directeur d’Équipe (2 ans) puis la mission de DTN (presque 2 ans) m’ont permis de prendre un peu de recul par rapport à l’entraînement. Lorsque j’ai quitté mon poste, j’ai vraiment pris conscience que l’entraînement de la natation à haut-niveau était le truc qui m’avait le plus éclaté dans ma vie professionnelle, alors que je croyais que j’étais usé. En fait, j’avais juste besoin juste de prendre de la distance pour me renouveler. Avant de mettre fin à mes missions de DTN, je ne voyais dans ce poste que des contraintes administratives et des jeux politiques. Cela a été une chance pour moi de voir l’envers du décor, le back office d’une fédération parce que cela m’a permis de me rendre compte du merveilleux métier d’entraîneur. Ces années à entraîner, je serais prêt à les revivre, même en étant bénévole.
Tu veux dire par là que ces missions de DTN t’ont amené à mieux comprendre l’organisation du sport et de la natation… et la nécessité de faire des compromis.
En tant que DTN, j’ai été confronté à l’inertie des systèmes qui sont toujours plus fort que les individus. Tu as beau avoir des bonnes idées, tu te heurtes à une organisation fédérale qui pèse sur des décisions sur lesquels elle ne devrait pas peser. Une bonne gouvernance c’est lorsque les bonnes personnes (compétentes dans leurs domaines) prennent les décisions dans leurs champs d‘expertise.
Quand on est dans le monde sportif, que l’on parle de politique fédéral, on est trop souvent trop loin des problématiques des athlètes, des entraîneurs, des clubs. Il faut être dans une forme de consensus mous et d’absolus compromis. Et ces valeurs sont l’ennemi du haut-niveau à l’opposé de mon métier de base. Et puis, il arrive un moment, où ces petits compromis que chacun fait plus ou moins dans sa vie, t’amènent à ne plus te respecter, ou ne plus apprécier ce que tu fais. Cela fut mon cas. C’est simple. Et quand tu n’es pas en mesure de changer un système qui n’est pas organisé sur la haute performance, tu fais tes valises. Dans l’entraînement tu bricoles, tu t’adaptes, tu régules, mais tu ne fais pas de compromis sur tes valeurs.
Quel serait pour toi mode de fonctionnement fédéral idéal ?
Je verrais quelque chose qui ressemble au monde de l’entreprise avec un conseil d’administration qui porte un projet avec une vision à long terme et des gestionnaires qui en assurent la faisabilité économique. Ensuite, il faudrait confier la mise en œuvre de ce projet à une Direction Technique Nationale à l’écoute de la diversité des approches de la haute performance pour que chacun puisse aller au bout du truc sur la durée à minimum d’une olympiade avec le soutien absolu des élus.
On pourrait penser un Comité Directeur (ou un Conseil d’Administration) auquel la DTN présente un projet avec différentes étapes avec présentation à périodes régulières des points d’étapes, bilan où est-ce que l’on en est, les difficultés, les avancées, … Plutôt que les décisions soient votées par le comité directeur, il faudrait laisser les décisions qui concernent le haut-niveau à la DTN. Cela permettrait à la DTN de présenter l’avancement du projet de la Fédération. Le Comité Directeur serait par contre informé de l’avancement du projet, des ajustements nécessaires, de l’équilibre financier, des difficultés rencontrées. Ce serait bien que ces réunions constituent plutôt un moment d’échanges stratégiques plutôt qu’un procès-verbal de décisions.
On pourrait avoir une approche des structures d’entraînement de haut-niveau comme les clubs d’excellence comme autant de start-up qui ont besoin d’être soutenues et accompagnées. Ce concept de Start-up que j’utilise est une façon d’encourager l’initiative, la créativité tant dans le management d’une équipe que dans les contenus d’entraînement. Chaque start-up envisagée comme cellule vivante, poreuse, réactive, souple, convaincu, engagée. Les uns orientés sur du demi-fond, d’autres spécialisés en brasse, d’autres encore convaincus de l’intérêt de l’entraînement en altitude, ou sous la mer, … Qu’importe en fin de compte ! Ces start-up existent aujourd’hui sans en avoir le nom, avec des groupes, des méthodes, des philosophies différentes, avec des entraîneurs de grandes qualités.
Puisque l’objectif essentiel d’une fédération est d’obtenir des médailles, et que chaque athlète et entraîneur est singulier, l’organisation fédérale devrait porter ces valeurs et accepter et cultiver les différences. Or elle passe sont temps à vouloir normaliser. Des idées différentes, des projets différents, tant mieux. Mais si vous voulez ne voir qu’une tête alignée sur le Président et le DTN, le système est mort. Je me souviens que la plus grande crainte de Christian Donze, DTN de la fédération entre 2012 et 2013 et avec lequel je travaillais comme Directeur d’Équipe, était « l’uniformisation ». Et quand ça va mal, c’est tout le système qui va dans le mur.
Quand tu regardes les choses au fil des années, en 97 j’étais le mouton noir de la DTN, en 98 Roxana Maracineanu que j’entraînais est devenue Championne du monde, en 2004, le mouton noir de la fédération s’appelait Lucas, Laure Manaudou a alors été championne olympique, …. Comme s’il fallait être hors du système fédéral pour performer. Les meilleurs entraîneurs aujourd’hui, comme Pellerin, Barnier… ne sont pas des gens qui sont dans le moule… C’est quand même fou !
C’est peut-être parce que ces gens qui ont le sentiment d’avoir été expulsé du système, ont été obligé de réinventer, de se prendre en main et de se dire : je vais créer les conditions de ma réussite. A ce moment-là, ils reviennent en cohérence avec eux-mêmes. Ce fut le cas de nombreux sportifs comme Lizarazu, Platini, Griezman, Ngolo kanté, … De même, les entraîneurs ne sont pas en dehors de la condition humaine. Ces entraîneurs-là sont des affranchis, indépendant des systèmes qui font les rois. Le fait de s’incarner, de s’inventer en s’affirmant ce que l’on est, permet d’avoir des profils d’entraîneurs vraiment atypiques, comme en natation.
Oui, tout à fait. C’est pour cela qu’il n’est peut-être pas toujours facile de les réunir car ils craignent que l’on leur demande de se justifier et au final de rentrer dans les rangs. Ils ne sont pas opposés à politique de la Fédération mais ils ne veulent pas être les porte-drapeau d’un système et d’une organisation qu’ils considèrent souvent comme sclérosés et dans lequel ils ne se reconnaissent pas. Le point positif est que cela a permis l’émergence d’entraîneur créatifs, innovants et qu’ils font partie de grande famille de la natation française. En affirmant que la vérité c’est la leur, ils participent de la richesse de la Fédération.
La vérité est toujours contingente à une situation à un moment donné. Tout performance est vérité dans le dans le sens où elle est bien réelle, mais ce n’est pas une vérité absolue qui existerait en dehors de cette rencontre singulière entre un sportif et la situation de compétition. Elle ne se reproduira pas. Ce qui nous interroge sur la notion de vérité dans l’univers de la performance.
La vérité est toujours celle du moment de performance. Les médias, le public exigent qu’on leurs dise la vérité. Je ne suis pas pour autant certain d’être au clair avec ma vérité. Je me méfie des systèmes qui s’affirment comme des modèles de vérité. Je crains toujours d’être avalé, incorporé dans « le grand tout » des systèmes. J’assume le fait d’avoir un point de vue, une expertise, une expérience, une histoire. Je n’ai peur que d’une seule chose, celle de me faire aspirer et puis tout d’un coup me demander ce que je fais là, ce que je suis capable de produire comme entraîneur. Voilà, je veillerai les quelques années qu’il me reste, à rester ce que je suis, tout en étant dans le partage. Je ne voudrais pas revivre cette sensation de perdre le sens de ce que je fais, de perdre même mon habileté personnelle, productive, en faisant juste ce que le système me demande de faire.
Quand j’ai été en responsabilité, j’ai bien essayé de favoriser l’expression de chacun dans son champ de compétences, … mais c’est un tel chantier. Cela nécessite du temps et de la confiance des élus et des cadres sur le long terme. Je n’étais pas en position très confortable. Je me suis rendu compte que le « système » avait tendance à ne pas utiliser au mieux les compétences des cadres techniques. D’une manière générale, ils sont trop dédiés aux tâches administratives alors qu’un bon nombre d’entre eux a de réelles compétences de terrain et une vraie culture de l’entraînement.
L’entraîneur aussi a un ego. Il se projette aussi dans un absolu de la haute performance. La relation entraîneur/ athlète est au croisement de ces ego.
Je crois que le meilleur entraîneur n’est pas celui qui a dépassé son ego, parce que l’ego c’est comme ça, mais qui le nourrit ? Mon moteur ce n’est pas de prouver, ce n’est plus de prouver. Cela l’a été. Bien que peu, finalement. Ça a été des aventures à chaque fois. Une exigence personnelle qui fait que quand tu commences un truc, tu le finis, voir même tu le finis bien. A mon corps défendant, je me suis trouvé engagé sur des histoires très longues, très exigeantes, dont je n’avais pas forcément conscience au début.
Cela suppose la capacité à prendre du recul sur sa pratique, à se sortir de ses propres plis liés à ses représentations, à ses habitudes, à procéder à un pas de côté par rapport à soi…
Avec le temps, j’ai pris conscience que j’étais toujours impatient. Ce trait de caractère est peu délicat à canaliser sur des projets de performance qui s’inscrivent dans le temps. Un autre aspect de mon mode de fonctionnement est que je suis mono-tâche. J’ai besoin d’être pleinement impliqué dans ce que je fais. Car ce que je fais m’apprend ce que je cherche. C’est peut-être par cette voie là que le processus créateur de mon travail d’entraîneur se met en place. Centré sur ce que je fais., je ne m’intéresse à rien d’autre… Je ne vois personne comme si j’étais engagé dans un long tunnel, même pas mes collègues qui travaillent à côté de moi. Je peux passer comme quelqu’un de lunatique au regard des autres, ce que je ne suis pas. Mais, c’est un peu frustrant d’avoir le sentiment de passer à côté des choses, à côté des gens… Parce que j’aime l’humain.
On exige de nos athlètes qu’ils soient pleinement disponibles dans leurs pratiques, c’est la même démarche qui m’engage auprès d’eux dans mon métier d’entraîneur. Ici, à Font-Romeu, entre deux entraînements, je pars très souvent marcher dans la montagne. Cela me permet de mettre les choses au clair, de faire émerger des solutions sur des questions, des points de blocage…. Cela concerne tout aussi bien la préparation de la séance à venir que des sujets plus personnels. Je laisse la nature venir à moi, et les idées qui m’assombrissaient l’esprit remontent désencombrées. Tout devient limpide. C’est en mouvement que s’élaborent mes idées, « le chemin se construit en marchant » disait le poète républicain espagnol Antonio Machado.
Propos recueillis par Francis Distinguin
Voyageur, ce sont tes empreintes
Le chemin, et rien de plus
Voyageur, il n’y a pas de chemin,
On fait le chemin en marchantEt lorsque l’on regarde derrière
On voit le sentier que plus jamais
On ne foulera de nouveau
Voyageur, il n’y a pas de chemin,
Seulement, un sillage dans la mer…Antonio Machado (1875-1939)
[1] Roxana Maracineanu fut Championne du Monde sur 200 m dos en 1998, et vice-Championne Olympique sur la même distance à Sydney en 2000. Elle a été nommée Ministre des Sports en 2018.
[2] Multiple médaillé aux Championnats d’Europe de natation, Amaury Leveaux détient le record du monde du 100m nage libre en petit bassin (44 s 94). Il reprend la natation en 2018 et vise un titre Olympique à Tokyo 2020 sur 50m nage libre.