Quelques recommandations à ceux qui désirent entraîner, recommandations qui sont autant de points qu’il conviendrait d’envisager et d’approfondir en formation.
La performance est celle de l’athlète (terme générique pouvant aussi représenter un collectif d’athlètes). Elle lui appartient. Elle est sa « vérité » au sortir de la situation de compétition. Il en est responsable.
Les processus d’entraînement qui accompagnent l’athlète pour produire cette performance sont au service de cette vérité et ne doivent en aucun cas se substituer à elle.
Aucune prise de décision en situation ne sera possible sans cette autonomie.
La joie et la curiosité de l’athlète sont les meilleures garanties d’un entraînement réussi à une discipline sportive. Tout commence par le rêve de l’athlète.
Croire en l’existence d’une boîte à outil universelle pour entraîner est une illusion.
Tout entraînement se bâtit à partir d’une « conception de la performance ». Il n’est jamais premier dans le processus de préparation de l’athlète.
Plusieurs « conceptions de la performance » règnent dans le monde du sport. Il est possible d’en distinguer trois grands groupes :
– Le premier fait la part belle au « presque tout génétique ». Elle est fausse en ce qui concerne l’homme. Le talent n’existe pas. « Le talent c’est lorsque le travail efface le travail » (Alexis Gruss)
– Le second fait référence à une forme de « performance idéale » que contribue à préciser chaque jour davantage les approches théoriques traditionnelles et notamment les sciences. Dans sa préparation l’athlète est alors invité à imiter le plus parfaitement possible cette forme idéale. Cette conception néglige a la fois l’originalité de toute situation de compétition et la singularité de l’athlète (style) et n’explique en rien l’apparition du « nouveau ».
– Le troisième affirme que la performance est « inventée » à chaque fois de façon originale par le ou les pratiquants qui vivent au cœur de la « situation de compétition ».
Au regard des caractéristiques de la situation de compétition et prenant en compte cette nécessaire apparition de « nouveau », seule cette dernière conception peut, dans l’état actuel des choses, être considérée comme valide.
C’est la situation de compétition dont la principale caractéristique est sa « contingence » (singularité, imprévisibilité…) qui est au centre de tout le processus d’entraînement. C’est un «champ tensionnel » (règlement, adversaires, …) indispensable à la genèse de la performance.
Il faut mener une analyse approfondie de cette situation pourtant imprévisible. C’est d’elle dont tout dépend.
Cette contingence crée le « jeu » dans la rencontre.
Cette rencontre qui semble faite d’abord de sujets entre eux et/ou de sujet et d’objet est une conception de la relation qui nous a égarée. La rencontre est « productrice » des sujets et des objets qui sont en relation quand elle est vraie et non l’inverse. A un instant T, le sujet « nageur » et l’eau « nagée » devraient être définies par le même mot car ce qui se passe alors en situation est une seule et même chose. Comprendre ce point est capital et invalide toutes les préparations « hors contexte ».
Un athlète comme tout être vivant se définit par sa présence à l’environnement qui l’entoure. Il « habite » la situation comme on habite sa propre maison avec son lot de « connu » et « d’inconnu ». Notre tradition métaphysique, considérant que le sujet pouvait être envisagé seul et « hors contexte », nous a fortement induit en erreur et a contribuė à ce que nous nous fourvoyons en matière de compréhension de la condition humaine. Comme l’écrit Jules Lesquier : « l’homme en faisant se fait ».
La performance n’est pas une « substance ». Si elle a une forme, cette forme est éphémère et est le fruit d’un « processus » impliquant la situation de compétition et toutes les forces qui la traversent. Ainsi la performance n’est pas « dans le monde » mais « constitutive du mouvement du monde ». « Au commencement est la relation » (Martin Buber).
Quand les sciences abordent la performance comme « substance » elles ratent ce processus. Leur démarche et leurs résultats ne sont évidemment pas inutiles mais elles doivent être conscientes qu’elles passent à côté du phénomène de constitution même de la performance. Si leurs résultats sont utiles, ils le sont au service du processus et non pour le remplacer ou l’ignorer.
Par ailleurs l’usage que font les sciences des statistiques est problématique car ces dernières sont le lieu du non-événement et justement la performance humaine est « événement ».
Les modèles scientifiques capables de prendre en compte des « processus » sont encore peu nombreux aujourd’hui. L’un d’entre eux qui porte le nom de « création d’ordre à partir du bruit », fait étrangement pensé à la situation de compétition et à son champ tensionnel. Ce modèle est décrit dans le livre d’Henri Atlan « Le cristal et la fumée ».
En situation les athlètes ne sont pas des adversaires mais des collaborateurs car ils peuvent se poser des problèmes permettant à chacun de faire évoluer son niveau de jeu. Un échec peut alors être considéré quelquefois comme un moment de formation.
Il n’y a jeu et rencontre qu’entre adversaires de niveaux de pratique équivalents.
C’est au sein de la situation de compétition, qu’un problème va se poser et va devoir être résolu pour gagner.
Il n’y a pas de problème « standard » sauf peut-être à des niveaux faibles de pratique ou encore pendant les premières phases de la pratique (enfance). Quoiqu’il en soit, si certains problèmes sont connus culturellement, ils n’en devront pas moins être reposés en situation par le pratiquant pour qu’il les « vivent à sa façon » et tentent de les solutionner.
C’est l’athlète qui, compte tenu de la situation qu’il est en train de vivre, doit poser le problème tel qu’il l’invente et proposer une solution par une décision d’agir. Cette solution est « l’outil technique ».
L’expérience de l’athlète est ici décisive. Plus cette expérience est grande et plus le problème inventé sera subtil. L’entraînement à l’art de poser « son problème en situation » doit être entrepris très tôt.
Agir en situation de compétition, c’est toujours « parier » de façon la plus lucide et cultivée possible. L’anticipation repose pour l’essentiel sur l’expérience acquise sans être complètement conditionnée par elle. Compte tenu de la contingence de toute situation de compétition, il y aura nécessairement un processus de création (improvisation) qui s’effectue « à proximité » et en déploiement de l’expérience déjà acquise.
Il y a une infinité de façon de bien jouer et d’être le meilleur. A chacun son génie dans l’invention des solutions. C’est par cet apport de sens à chaque fois singulier que la performance des athlètes peut être considérée comme vraiment humaine.
La capacité de création ne peut se travailler qu’en créant. C’est une erreur de croire que cette capacité peut se développer par l’apprentissage de gestes techniques. La capacité de création est très négligée aujourd’hui dans les apprentissages sportifs.
Il ne faut pas confondre « la performance à réaliser » (P1) et « la performance réalisée » (P2). L’indistinction des deux conduit à laisser croire que l’on peut sans difficulté se servir de l’analyse de la « performance réalisée » pour organiser l’entraînement de la « performance à réaliser ». C’est une erreur grave commise très fréquemment dans l’entraînement sportif.
« La performance à réaliser » a besoin de la dynamique de la situation de compétition c’est-à-dire du champ tensionnel produit par la rencontre pour être véritablement entraînée et assimilée.
L’analyse de la performance réalisée n’est essentielle que considérée comme « résultat ».
Elle offre malgré tout quelques éléments de réflexion sur des points particuliers à travaille, points qui doivent être alors réintégrés avec prudence dans le processus d’entraînement de la performance à réaliser.
Les analyses quelquefois très poussées au plan scientifique de « la performance réalisée » et dont on utilise les résultats pour préparer la performance à réaliser peuvent nuire gravement à cette dernière. P1 n’est pas le puzzle complet des éléments analysés en P2. P1 s’élabore selon un processus d’individuation.
Un processus « d’individuation » produit à la fois la performance et l’athlète en tant que sujet de cette performance. Ce processus implique un bouclage entre l’individu et l’environnement dans lequel il « agit » c’est à dire avec lequel il tente de rentrer en « résonance » (cf précédemment).
C’est ce processus de bouclage qui assure l’élaboration de la performance.
Aucun apprentissage en tant « qu’apprentissage véritablement incarné » n’a lieu sans ce bouclage en situation et bien entendu avec le « faire » qui va avec. La performance est « poïesis » (qui a donné « poésie ») c’est-à-dire production, fabrication. Elle est un travail opéré avec l’être de l’athlète qui, ainsi, « s’augmente ». Réaliser une performance est à ce titre très proche du travail du poète.
Les tâtonnements, essais, erreurs… dans la recherche d’une solution en situation de compétition sont essentiels à l’entraînement. Le travail des aspects stratégiques doivent ainsi toujours précédés le travail et la consolidation des aspects techniques.
D’ailleurs viendra un jour où il nous faudra considérer que ces deux aspects n’en font qu’un…
« Bien » ou « mal » sont des adjectifs qui ne conviennent pas pour qualifier la performance en tant que geste ou série de gestes car cela supposerait l’existence d’un référant idéal. Elle est toujours « autre » dont seul le résultat compte.
Des pratiques polyvalentes variées sont beaucoup moins formatrices à une discipline sportive donnée que la pratique de cette discipline exercée de façon variée.
Les aspects stratégiques doivent être travaillés après échauffement dans une certaine « fraîcheur cognitive ».
Dans cette logique, la préparation mentale en tant que telle n’est pas nécessaire. C’est le désir de l’athlète et son engagement total en situation qui sert de fil rouge à sa préparation. Polarisé par son intention (gagner en situation), il joue et apprend à se jouer des circonstances. C’est l’intérêt pour le jeu qui assure la confiance, la concentration et l’attention nécessaire.
La performance a besoin de « l’être entier ». Préparer le mental seul et le physique seul est un non-sens.
La performance à réaliser s’élabore selon un processus extrêmement complexe d’individuation, processus qu’aucun « modèle théorique » ne peut aujourd’hui prendre totalement en compte.
Contrairement à ce que l’on pense habituellement, « théoriser » c’est toujours simplifier ce processus.
Plusieurs théorisations de la performance à réaliser ont actuellement cours dans le monde du sport dont certaines sont erronées notamment celle qui s’appuie strictement sur P2 pour préparer P1.
Travailler P1 en s’appuyant pour l’essentiel sur P2, c’est préparer l’athlète à ne rien comprendre à la situation imprévisible dans laquelle il va être plongée et dans laquelle il va devoir « se débrouiller ». C’est à la fois garantir l’apparition de la peur et interdire toute structuration de la confiance en soi dans cette situation, comportements qui sont évidemment catastrophiques quand il s’agit de produire une « création » qui est toujours comme « un pas dans le vide ».
Seule P1 prépare à P1, l’expérience s’accumulant au fil du temps.
L’entraîneur n’a pas accès à P1. Sa tâche n’est plus alors d’enseigner des éléments extraits de P2 mais de favoriser des « mises en situation » conservant toujours un caractère d’imprévisibilité.
Il peut, compte tenu de son expérience et de sa culture, inviter l’athlète à « tenter autre chose » pour résoudre le problème posé et, si cela semble lui convenir, cet athlète ne pourra pas pour autant s’exonérer de « reprendre » cette « autre chose » suffisamment souvent pour véritablement l’incarner et la faire vivre.
Le « jeu » est ainsi un élément essentiel de l’entraînement. Seul le jeu crée le « rythme » nécessaire au jeu et donc l’intégration progressive par l’athlète des temps forts, temps faibles, accélération, décélération, leurres, feintes… Le jeu à thème, le jeu à effectif réduit … sont d’excellents moyens de renforcer les apprentissages.
Si des points techniques sont à travailler, leur mise en évidence ne peut se faire qu’une fois observée la performance réalisée. Quand on s’entraîne, on ne « répète » pas, on « reprend ».
En somme deux questions essentielles se posent à celui qui désire entraîner :
– La première reprend celle que Nietzsche s’est posé sa vie durant : « que s’est-il réellement passé ? » pour que Federer devienne Federer, Estanguet devienne Estanguet …
– La seconde est « qu’est-ce qu’une situation de compétition » afin de bâtir l’entraînement en rapport avec les exigences que cette situation impose.
La carrière d’un sportif est une aventure singulière à la poursuite d’un rêve, le déploiement d’un « style » toujours original, style qui n’est pas la variation d’une forme universelle définie abstraitement. Il est sa propre origine et se développe par enrichissement d’expérience en expérience.
Il faut toujours évaluer l’athlète avec les résultats qu’il obtient en situation de compétition et la « pente » d’amélioration dans laquelle cet athlète est par rapport à lui-même.
Des gestes qui paraissent se ressembler (le service au tennis, le swing en golf…) sont en fait très différents qu’ils soient réalisés par le même athlète ou par plusieurs. Le fait qu’ils paraissent se ressembler nous tend un piège nous laissant croître qu’ils peuvent tous se rapporter à un « geste idéal » définissable alors de façon théorique, ce qui nous conduit alors à ignorer tout le processus de « terrain » qui l’a généré.
Tout geste est singulier. Croire en l’existence d’un morphotype à priori propre à une discipline sportive est une idée fausse. Il faut partir du principe que si le désir est là, tout le monde a sa chance.
Dans la pratique d’une discipline sportive ce sont les qualités d’homme qui font prioritairement la différence (amour de la pratique, intelligence, imagination, persévérance, engagement, concentration, confiance, attention…). Ces qualités sont requises pour mener à bien le processus d’entraînement et les savoir-faire ne sont qu’illusion s’ils ont été acquis hors de ce contexte éthique.
En matière de performance sportive, la nature du langage et la fonction visuelle nous conduisent à privilégier les images, les idées, les concepts au détriment de l’expérience première qui est « rapport au monde ». En sport ce rapport consiste à « habiter » au sens plein du terme la situation de compétition, à s’y engager en étant affectée par elle tout en la sachant imprévisible, à ne souhaiter qu’être là et nulle part ailleurs quand nous y sommes, à ressentir la gourmandise d’un problème à résoudre et la joie dans la solution à lui apporter.
Le métier d’entraîneur est un métier d’inventeur car il doit coller au mieux à l’énigme du sujet qu’est l’athlète dans sa singularité et à sa façon originale d’entrevoir sa pratique. L’entraîneur l’accompagne en lui faisant des propositions susceptibles de favoriser son épanouissement. C’est un métier difficile car, vue la complexité de la dynamique de vie intime de l’athlète, les risques seront nombreux de manquer ou de contrarier cette dynamique. Le passage par une étude et une réflexion approfondie de la condition humaine c’est-à-dire un temps philosophique est évidemment requis pour exercer ce métier. Cette réflexion concerne également sa propre personne car tout être humain est porteur à son insu d’à priori qui, s’ils ne sont pas interrogés, sont susceptibles d’être erronés et donc de provoquer des dégâts importants dans la dynamique de vie de l’athlète.
L’entraîneur doit « parler » à l’athlète de sa propre aventure intime et personnelle dans la pratique sportive, de ses peines, de ses joies, du travail, des éblouissements, de ses rêves, de ses espoirs… de ce qu’il a compris de la condition humaine quand l’être humain agit ou s’entraîne pour se préparer à agir.
Il est comme le jardinier chinois qui a compris qu’il ne s’agit pas de tirer sur les pousses de riz pour les faire grandir mais plutôt de les « entourer » en les sarclant, en les arrosant… afin de les mettre dans les meilleures conditions pour vivre « leur » vie de pousses de riz.
« Seul ce qui fait l’humanité de l’homme contribue à son bonheur » (E.Jaffelin). En l’invitant à inventer du sens en situation, l’activité sportive sert de façon magnifique cette humanité et contribue à la joie de vivre. Malheureusement cette activité, quand elle est mal envisagée, c’est-à-dire quand elle manque l’épanouissement de l’athlète en l’empêchant, en situation, de fabriquer du sens pour lui, elle conduit, nous le savons, au désenchantement et à une rapide interruption de la pratique.
Entraîner est une grosse responsabilité car « nous ne traversons ce monde qu’une fois. Peu de tragédies sont plus graves que de ne pas permettre à la vie de s’épanouir, peu d’injustices sont plus profondes que de réduire à néant les occasions de se développer ou même d’espérer » (Stephen Jay Gould. La mal mesure de l’homme).
Pour enfin parvenir à ce que décrit parfaitement Roger Federer : « En général tu es à ton meilleur niveau vers la fin d’un tournoi parce que tu as vraiment les sensations de la balle, du court, de la vitesse, de la foule, de l’environnement. Tout est alors si limpide et c’est là que tu penses jouer ton meilleur tennis. Alors évidemment tu dois prendre les choses en main et tu te sens comme si plus rien ne pouvait t’arriver. Et ce sentiment s’installe et tu te sens bien. Dans mon cas en tout cas j’ai l’impression que tout vient au ralenti vers moi mais que tout part super vite vers mon adversaire. C’est là que je me sens parfois invincible. C’est très rare mais c’est arrivé quelquefois dans le passé. C’est une sensation magnifique à vivre. Je suppose que c’est la sensation ultime de tout joueur de tennis /…/ Je pense que c’est aussi la façon dont tu te comportes en dehors du court loin du battage médiatique que tout le monde connaît mais aussi dont tu gères ta vie personnelle mais aussi les médias et les œuvres de bienfaisance. Je ne suis pas sûr que l’on puisse faire preuve d’excellence tout au long de sa vie. Ce n’est pas facile à réaliser mais je fais encore de mon mieux pour le réaliser ».
François Bigrel