Du caviar dans la piscine de Font-Romeu

La rumeur courrait depuis un moment. « C’est un poisson,  faut absolument que tu vois ça » me souffle à l’oreille  Richard Martinez, entraîneur du pôle France de natation de Font-Romeu. Le poisson en question est de l’espèce Acipenser sturio, plus communément appelé esturgeon.

Ce poisson longiligne a un museau doté de barbillons sensitifs, se terminant par une longue pointe. Les nageoires dorsales sont situées très en arrière du corps, qui comporte cinq rangées longitudinales de grosses plaques osseuses. Le ventre est jaunâtre et le dos gris cendré à gris brun. Le spécimen de Font-Romeu est un jeune adulte d’1,89 m pour 74 kg. « C’est du caviar d’entraîner un nageur comme cela » lâche Richard Martinez admiratif.

Faut dire que Romanchuk a raflé les médailles d’or du 400m (3’49’’) et d’argent au 800m (7’56’’) freestyle aux Jeux Olympiques de la Jeunesse à Nanjing 2014 avant d’exploser quelques jours plus tard la meilleure performance mondiale sur 1500 m en 15’O7’’

Son du silence, ses bras se déplient sur l’eau dans le murmure du dépliage d’un papier. Des mélodies s’échappent de sa glisse. Chasseur de temps, dompteur d’espace sinon dompteur de temps et chasseur d’espace Romanchuk Mykhailo construit sa glisse dans l’illusion de la lenteur. Ce diable de Romanchuk a su faire l’économie du superflu quand ses concurrents dépensent beaucoup de leurs forces en gestes finalement mondains.

Le passage aérien de ses bras semble relâchement et décontraction. Nets et précis, ils se projètent de l’avant avec simplicité. Parole d’experts !

Faux semblant, sa nage aérienne n’est pas un abandon, mais une conduite, un contrôle millimétré pour pénétrer l’air et préparer un amerrissage tout en douceur sans bulles. Ni savon, ni champagne ! C’est une histoire de millimètres et d’emplacement. Plus on ne sait quoi au juste. Dans l’eau, ces infimes variations de la proximité sont des gouffres ; ses bras, son corps, ses jambes se jouent des degrés infimes entre le près, le proche et l’alentour. Chaque passage de bras est une victoire sur le temps et l’espace. Sa technique est allée jusqu’au bout de sa nécessité sans le moindre tapage.

Ce garçon est un véritable crawler, un rampant selon la définition du verbe « to crawl » en anglais qui signifie ramper. Il cherche à soumettre l’espace, et il y parvient  en le faisant rentrer dans le cadre du bassin olympique où il demeure. Entre 24 et 31 passages de bras par 50 mètres.

Il explique ses performances sur deux points essentiels : « D’abord je m’entraîne plus que la majorité des nageurs de mon niveau. J’aborde vraiment la natation en professionnel. Le matin, je pars au travail, sans traîner les pieds, car je prends énormément de plaisir à m’entraîner. J’adore la natation. Je rêve d’être champion olympique à Rio en 2016. Et si ce n’est pas le cas, je serais champion olympique à Tokyo en 2020. Pour cela, tu dois entrer dans la peau de celui que tu veux être. Ensuite, je travaille tout le temps ma technique, ma glisse. La base de mes entraînements est de nager très vite en conservant une maitrise technique élevée. . »

Je me tourne vers son entraîneur. Deux yeux bleus de Sibérie m’imposent la distance et me glacent le sang. Histoire de détendre l’atmosphère, je lui montre du doigt le soleil resplendissant et la neige qui recouvre les hauteurs de Font-Romeu. Mon sourire Hollywood, en position de skieur en train d’avaler les piquets le laissent de marbre. « Non ? Bon, ben c’est non alors. Pas de ski au programme ». Soudain ses mains s’agitent frénétiquement pour trancher à la verticale puis à l’horizontale une tête invisible.  « Da !!! Da !!! Focus Focus !!! ».

L’équipe Ukrainienne est composée de deux duos, garçons et filles avec chacun son entraîneur.

Un sac léopard s’est égaré dans la piscine. Une blonde s’agite et rugit d’un beau sourire en donnant quelques conseils à sa protégée, Malyavina Anastasiya, une jeune nageuse de 16 ans qui vient de remporter deux médailles aux JOJ de Nangin au 100 et 200 brasses.

A deux pas, l’entraîneur de Romanchuk Mykhailo esquisse enfin un sourire. «  On est ensemble depuis que j’ai débuté la natation à l’âge de 6 ans m’explique Romanchuk. C’est un perfectionniste rigoureux qui a l’œil. Il me connaît très bien. Un regard, un geste, on n’a pas besoin de beaucoup se parler pour se comprendre. Hors de l’eau, on discute natation, de tout et de rien, on rit, on est complice. Mes résultats ont amené les autres entraîneurs à porter un autre regard sur lui. Il est un peu mon deuxième père.

Nager à l’œil. L’entraîneur voit ; ou plutôt le visible lui saute aux yeux, lui en met plein la vue sans qu’il n’ait rien fait. En apparence seulement ! « Monet est un œil, l’œil le plus prodigieux depuis qu’il y a des peintres » dira le peintre Courbet. . Et Cézanne à propos de Courbet « il avait l’image toute faites dans son œil. »[1] Voilà le miracle de l’entraîneur !

Toute la volonté de l’entraîneur doit être de silence car il doit faire taire en lui toutes les voix des préjugés, oublier, oublier, faire silence, être un écho parfait de ce que son nageur lui donne à voir. La moindre distraction, la moindre défaillance, surtout si l’entraîneur interprète trop un jour, si la théorie d’aujourd’hui contrarie celle de la veille, si l’entraîneur se disperse ou n’intervient pas à propos, patatras ! tout fout le camp. (…)

Si pour certains, l’entraînement est une façon de s’immerger, de disparaître, de ne plus penser, pour Romanchuk, c’est l’inverse. C’est le moment où il se réveille, en étant attentif à toutes les parties de son corps pour que sa propulsion soit la plus efficace et économe possible. « Parfois, on est tenté de nager sans penser à rien, sans être à soi, sans présence. On nage, on nage, on nage….avec le vide. Chez moi, c’est plutôt le plein. Cela ne se voit pas mais chaque passage de bras est un défi. J’ai une véritable présence dans l’eau. C’est comme cela que j’ai pu progressivement affiner ma technique. Je compte, par exemple, tous mes passages de bras.  En freestyle, je suis à 24 passages de bras par 50 mètres. Lorsque j’accélère, je passe 30/31 en essayant de ne pas augmenter ma fréquence car, avec la fatigue, on a tendance à perdre sa glisse et à se décomposer, à frotter plus. C’est une des obsessions de mon entraîneur. »

Dans la rue d’à coté, les nageurs de Richard se battent avec le temps, l’eau et l’air. Ça mousse, ça bulle, ça souffle, ça éructe… Il faut dire que ce n’est pas le même type d’entraînement, une séance orientée sur les 4 nages et la vitesse, mais le contraste est frappant.

« Lorsque je vois l’exigence de cet Ukrainien sur la qualité de sa glisse, cela me confirme que pour accéder au très haut niveau, il est nécessaire que chacun soit pleinement impliqué dans son projet. C’est un travail à long terme, un changement de culture qui exige une grande implication personnelle. Je sais que l’on va dans la bonne direction même s’il reste beaucoup de travail à faire. »  

Il ne s’agit plus seulement d’appliquer les programme d’entraînement proposés en respectant les consignes mais de penser sa nage, dans le sens de l’efficacité et la réduction des frictions et forces de résistances dans l’eau. La natation est une histoire de pénétration, de cx, sur lesquels reposent les médailles olympiques.

Tout cela exige des gestes précis, profonds, rythmés, poétiques, démesurés, analphabètes. Sa nage est à fleur de geste et à fleur de moments, entre  « profondeur » et « intériorité ». Une nage de géomètre et d’horloger.

Ici, l’œil garde la main sur la science. L’Ukraine dispose de peu de moyens scientifiques et technologiques pour décrypter la performance. L’absence de ressources exige de repenser l’acte d’entraîner. Pas besoin de décrypter l’ADN ou de poser des capteurs pour évaluer la glisse. La performance humaine se joue ailleurs dans l’histoire singulière de chaque athlète et la façon dont chacun va instaurer la rencontre avec sa pratique, son entraîneur, par extension à son environnement.

« Très jeune, je voulais nager, j’étais attiré par l’eau. Mon père, entraîneur d’athlétisme et ma mère enseignante m’ont toujours encouragé pour réaliser mes rêves. Aujourd’hui, je m’entraîne à Pnipropetosk, là où je fais des études sur le sport et puis je rentre chez moi tous les deux mois à Rivne, là où je suis né. Pour bénéficier de l’aide du gouvernement, il faut avoir des résultats. En Ukraine, une vingtaine d’athlètes sont aidés mais seulement une dizaine bénéficient réellement de conditions d’entraînement…Le conflit entre l’Ukraine et la Russie a eu peu d’impacts dans nos relations avec les nageurs. Certains amis de Crimée ont aujourd’hui intégré l’Equipe Russe et on se retrouve avec plaisir sur les compétitions internationales… Maintenant je voyage beaucoup.

C’est mon deuxième séjour en France et mon premier à Font-Romeu. Ici, l’endroit est parfait pour devenir un vrai « sportman » et obtenir des résultats. Je commence à prendre mes repères. J’occupe mon peu de temps libre à lire des livres d’action, à jouer au computer, et à supporter le FC Barcelone. J’adore le foot. J’aime bien également regarder des documentaires sur la vie de grands sportifs ou de grandes personnalités. Récemment, j’ai vu un documentaire époustouflant sur Steeve Jobs, le cofondateur d’Apple.

La vie n’est pas un long tranquille. Fin décembre, Romanchuk s’envole vers la Californie pour s’entraîner avec le coach Dave Sala et préparer son objectif de l’année au Luxembourg début février. Son rêve : Prendre une énorme vague en surf !!!

Francis Distinguin

Conseiller et Technique et Sportif Supérieur

CREPS CNEA Font-Romeu



[1] Conversation avec Cézanne, page 21

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