Entre conservatisme et innovation, le Judo Français prend de la hauteur à Font-Romeu

Maintenir un cadre rigoureux tout en distillant de la souplesse dans notre organisation. Stéphane Frémont

Quelques vieux skis et raquettes en bois nous accueillent en silence au restaurant de l’Ermitage. Ici les murs préservent les secrets de tous ces sportifs, entraineurs, chasseurs, pêcheurs qui fréquentent cette institution située au pied du Centre d’Entraînement en Altitude de Font-Romeu.

Depuis une semaine, l’équipe de France de Judo, crapahute la montagne et transpire le dojo installé pour la cause dans le grand gymnase du centre. C’est l’heure de la sieste pour les athlètes. Stéphane Frémont, directeur des équipes de France masculines se confie autour d’un café.

Quelle idée d’aller s’entraîner à Font-Romeu !!!

Après un championnat d’Europe plutôt bien réussi, je souhaitais que mes gars se retrouvent pour partager des moments et des expériences ensembles et profitent de ce stage pour faire le point avec eux mêmes. Pas mal de nos gars sont capables de réaliser des podiums aux championnats d’Europe, et autres évènements internationaux mais pour franchir l’étape au dessus, ils doivent pleinement s’engager dans le projet qu’ils ont défini. L’environnement est ici parfait pour faire le point avec soi et partager avec les autres. Je souhaitais créer une rupture avec leur routine quotidienne d’entraînement.

La plupart s’entraînent à l’INSEP une bonne partie de l’année. Après l’entraînement chacun repart chez soi, … pour mener sa vie. Entre, la famille, les amis, les multiples sollicitations, …mes gars ont parfois tendance à se disperser.

Départ pour les Gorges de la Carança.

Ici pas de télévision, et peu de tentations. Même la connexion Internet souffre en Altitude. C’est plutôt bien de basculer dans cet environnement non parasité car cela permet à chacun de se préparer au plan physique et de se recentrer. Randonnée, parcours de « Crossfit »[1]…on s’est vraiment régalé pendant ces deux semaines d’entraînement.

L’environnement est ici parfait pour faire le point avec soi et partager avec les autres. Philippe Taurines murmure à l’oreille de Cyrille Maret

Quel a été ton parcours de judoka dans le haut niveau ?

Resté devant la porte des Jeux Olympiques en 1992 puis en 1996, j’étais plutôt le gars dont on vantait le potentiel mais qui s’écroulait en compétition malgré quelques résultats prometteurs aux championnats de France. J’étais le champion du monde de l’entraînement.

Quelle a été la relation avec tes entraineurs de l’époque ?

Mon entraîneur Marc Alexandre[2] venait juste d’être champion olympique. Tout naturellement, il puisait son approche de l’entraînement dans une certaine filiation, une continuité qui l’avait mené à la couronne olympique. Les méthodes et contenus d’entraînement étaient très stéréotypés, supposés applicables à tous.

De mon coté, je voulais tellement répondre aux attentes que l’on pouvait attendre de moi  que je n’arrivais pas à performer sur les grands évènements. L’enjeu a tué le jeu. Le sentiment de ne pas être capable de renvoyer l’ascenseur à ceux qui croyaient en moi , ainsi que mon incapacité à performer m’a amené à mettre un terme prématurément à la compétition en 1996. Peut-être n’avais-je pas toutes les qualités pour le très haut niveau d’autant que dans ma catégorie j’étais confronté en France à une forte concurrence.

Cet échec relatif m’a beaucoup aidé à construire mon parcours d’entraîneur car il n’était pas question de me sortir de ce milieu pour lequel j’avais, tout jeune, décidé de me consacrer. Judoka jusqu’au bout des ongles, je voulais être prof de judo.

A cette époque, la « culture judo » tant vantée par la fédération n’était-elle pas un frein à l’épanouissement des singularités et donc des athlètes « hors norme » ?

En tant qu’athlète, puis comme entraineur, j’ai toujours eu le sentiment que la gestion des équipes de France ne tenait pas suffisamment compte des singularités et de l’implication de l’athlète dans la définition et la réalisation de son projet.

Le poids des aînés dans la transmission des savoirs pesait lourdement sur nos fonctionnements. Nous étions dans des logiques de méthodes transmises de pères en fils sur lesquelles on n’interrogeait plus vraiment le sens. De tout temps cette transmission participait de ce que l’on appelle « la culture judo » dont de nombreuses disciplines nous envient. Cette conviction d’appartenance à la famille nous imposait une transmission sans cette remise en question indispensable pour nous permettre justement de réinterroger les conditions d’émergence de la performance de haut niveau. Nous étions, sans nous l’avouer, dans une logique de respect des anciens, de soumission et de reproduction. Hors le très haut niveau ne s’inscrit nullement dans la redite, il est d’abord création puisqu’il revendique l’unicité de la performance. Cela a toujours constitué la force et les limites de notre « culture judo ».

Il semble que cette lente maturation liée à ton parcours de compétiteur puis d’entraîneur t’a permis d’affirmer une certaine vision de la performance. Contrairement à de nombreux entraîneurs qui surfent en permanence sur la réussite, on a le sentiment que ce sont plutôt les échecs relatifs qui ont permis l’émergence de ta conception de la performance avec de réelles incidences sur la relation entraineur-entraîné. 

Effectivement, c’est avec la même application, le même souci du détail qui m’habitait dans mon parcours de sportif de haut niveau que je me suis mis à observer, à comprendre, à apprendre mon nouveau métier d’entraîneur.

Entre 1996 et 2001, j’ai ainsi fait mes classes au Judo Club de Maison Alfort puis à l’INSEP où j’avais la responsabilité de l’entraînement de l’équipe 1 du club.

A l’issue des JO de 2000 à Sydney, où l’équipe de France obtient un superbe palmarès (Or : David Douillet ; Argent : Larbi Benboudaoud et Céline Lebrun ; Bronze : Frédéric Demontfaucon et Stéphane Traineau), Fabien Canu, prend les rênes de la Direction Technique Nationale et me propose d’intégrer l’équipe nationale et de prendre en charge les moins de 23 ans.

En 2003, je suis chargé d’accompagner plus précisément Frédéric Demontfaucon,3ième aux JO de 2000 et champion du monde 2001 avec pour objectif de le mettre en orbite pour les JO de 2004. Un athlète doté d’un égo assez fort qui éprouvait des difficultés de positionnement et de reconnaissance dans un collectif dominé par David Douillet dont l’omniprésence médiatique faisait de l’ombre aux autres compétiteurs.

Je me suis ainsi retrouvé confronté à la même situation que lorsque j’étais athlète, sauf que là, j’étais dans la position de l’entraîneur supposé avoir les solutions pour aider l’accomplissement d’un athlète au tempérament de feu. On a tenté de défricher de nouveaux chemins de traverse. Des impasses et des ronces ! Mais quelle aventure !!! Malgré mon investissement, je n’ai pas vraiment réussi à trouver les clés du coffre fort.  Encore une situation compliquée qui m’a permis de me construire.

Les piètres résultats sportifs lors des JO de 2004 à Athènes (pas de médaille) a créé une crise sans précédent et l’urgente nécessité de réorganiser la gestion et la préparation des équipes de France. Dès lors la Fédération fait appel à Patrick Rosso pour prendre en charge la direction des équipes de France. Celui-ci  intègre au sein du staff  national Lionel Gaillat, pour amener dans les plus parfaites dispositions physiques et psychologiques les judokas tricolores à Pékin en 2008. Son approche m’a beaucoup interpellée. Sa vision du haut niveau en judo s’inscrivait dans une rupture que certains n’étaient pas prêts à accepter. Les tensions eurent raisons des résultats sportifs. Après l’échec de Pékin, le système considéré comme clanique implose.

En 2009, la fédération fait appel à René Rambier comme chef d’orchestre du haut niveau qui fut dans le staff des trois olympiades réussies en 1992, 1996 et 2000 puis mis un peu à l’écart lors des deux dernières moins prolifiques. René Rambier s’appuie alors sur Benoit Campargue qui s’occupe entre autres de Teddy Riner depuis qu’il est entré à l’INSEP (à l’âge de 15 ans). Quand à moi, je retourne plutôt content à mon poste auprès des jeunes séniors.

Après les JO de Londres, la fédération me sollicite alors pour accompagner cette mutation et porter ma vision du haut niveau au sein des Equipes de France masculines.

Photo de famille. Equipe de France de Judo. Mai 2013

On a le sentiment qu’à l’arrivée de Teddy Riner à 15 ans à l’INSEP, une révolution de velours s’est opérée, dans le monde du judo français.

Tout le monde savait que Teddy disposait de qualités exceptionnelles. Son arrivée à l’INSEP a obligé la Fédération à mettre en place un dispositif spécifique d’accompagnement de Teddy dont la personnalité s’est rapidement affirmée. Quelque part, sa présence a amené la fédération à repenser progressivement son système d’organisation et de management. Mais les choses ont évolué doucement.

En décembre 2008, date du premier sacre mondial, toutes catégories, le français est parfois trop excessif pour certains. On lui reproche notamment d’avoir exécuté des pas de danse à l’issue de sa victoire contre le russe Alexander Mikhaylin. Ces « écarts de conduite » dans un sport ou le respect de l’adversaire prime, Marius Vizir, le président de la Fédération Internationale de judo ne les tolère pas « On doit saluer l’adversaire et s’exprimer ensuite, avec mesure » soutient M Vizer. « Sinon quel exemple donne-t-on à nos enfants ? »

Le Président de la Fédération, Jean-Luc Rougé rétorque « Il a une vingtaine d’années, alors on peut bien lui passer quelques excès ». Des « excès » ? Surement pas, tranche Thierry Rey, le monsieur Judo sur Canal +. « Quand Usain Bolt fait douze fois le signe de la flèche aux JO, personne ne le critique. Il se lâche et s’est tant mieux. Il y a trop de carcans au Judo et si l’on suit les principes du code moral à la lettre, on devient moine »[3]

En 2010 Teddy Riner récidive en explosant au point de presse suite à une victoire japonais Daïki Kamikawa le privant ainsi d’un cinquième titre mondial : « C’est dégueulasse, je me suis fait volé. Il n’a pas attaqué, le Japonais ». Dans le milieu, cela ne se dit pas, même si tout le monde s’accorde à valider ses propos.

Teddy Riner, Champion Olympique. L’homme a pris de la maturité, affirme une présence, un style. Il fait l’objet de toutes les attentions. La mutation peut opérer… Teddy Riner sollicite de nouveau Franck Chambily, son entraîneur fétiche qui l’a accompagné de nombreuses années et notamment pour sa préparation olympique de Londres 2012 et avec lequel Teddy partage beaucoup d’affinités. L’évolution médiatique de notre sport a modifié la donne.Une équipe de France ne peut plus se gérer comme dans les années 80.

La boite à musique rythme aujourd’hui les entraînements. Impensable dans les années 80

Quelles sont les idées forces du dispositif que tu as mis en place ?

La réorganisation de l’environnement de Teddy Riner a contraint les instances fédérales à adopter des modes de gouvernance et de management plus appropriés à l’évolution de notre sport et des mentalités. Une mutation où il s’agit à la fois de tenir compte des parcours et singularités de chacun tout en étant au service d’un collectif dont la force se puise dans l’énergie, le respect et l’implication de chacun à la réussite de l’équipe. Cela suppose de maintenir un cadre rigoureux tout en distillant de la souplesse dans notre organisation.

L’idée forte est de créer une organisation plus ouverte tout en maintenant des règles collectives.

Notre challenge aujourd’hui consiste à la fois à s’inspirer des anciens, ce qui suppose respect et transmission des expériences et des savoirs mais également être capable de s’affranchir d’une vérité, qui s’imposait naturellement au regard du palmarès de nos aînés, en conquérant de nouveau espaces de liberté et de créativité. Je me méfie des méthodes et des contenus d’entraînement proposés comme vérité.

Une démarche de haut niveau exige mobilité et renouvellement pour surprendre nos adversaires – Stéphane Fremont.

Concrètement comment cela se traduit-il ?

L’évolution permanente de la concurrence, des règlements, de l’arbitrage, de la recherche dans l’entraînement ne nous permet pas de nous asseoir sur nos lauriers, en misant essentiellement sur l’analyse de nos adversaires. On doit tous être en mouvement. Ce qui pourrait apparaître comme la vérité d’aujourd’hui est une illusion. J’ai la conviction que la démarche haut niveau s’inscrit dans une mobilité permanente, indispensable pour surprendre nos concurrents.

Ce qui me parait également essentiel est que nos judokas soient réellement parties prenantes dans leurs projets. Le sport de haut niveau ne supporte pas les faux semblants. Je leur demande clairement de se définir par rapport à leur projet sportif et de s’engager réellement sans être passif par rapport à l’ensemble des moyens que l’on met en œuvre pour qu’ils puissent se réaliser.

Cela passe par une plus grande place laissée aux entraineurs en charge des compétiteurs des équipes de France, par une plus grande individualisation de l’entraînement, par une plus grande liberté de gestion des athlètes, par une meilleure communication et une plus grande implication des clubs  dont la plupart financent nos athlètes, par beaucoup d’exigence dans l’implication de nos judokas à l’entraînement, par le plaisir à se retrouver et à partager des moments ensembles.

A un niveau plus personnel, l’ancien athlète, l’entraîneur de club, le directeur des équipes de France, le père de famille sont-ils la même personne ?

La vie est parfois étonnante. Je me demande encore comment les événements se sont enchaînés. Les situations auxquelles j’ai été confronté tant dans ma vie professionnelle que privée présentent d’étonnantes correspondances. Quand j’y repense, j’ai le sentiment que les difficultés, les renoncements, les échecs relatifs …m’ont permis de mesurer l’importance de la fidélité à ses valeurs, à ses amis, à sa famille mais également de comprendre les conditions d’émergence de la performance au très haut niveau.

Mon parcours est peut-être inspiré de cette « voie de la souplesse » où le souple peut vaincre le fort et qui constitue le principe fondateur du Judo.

Francis Distinguin

Mission Haut-Niveau / Formation

Centre de ressources, d’expertise et de performance sportives de Font-Romeu

Centre National d’Entraînement en Altitude de Font-Romeu

Dimitri Dragin en séance de dédicace pour un jeune admirateur

 


[1] Le Crossfit  consiste en un mélange d’activités physiques. Il s’agit de développer des compétences athlétiques comme la puissance, la vitesse, l’agilité, l’endurance musculaire et cardiovasculaire…par l’aménagement de parcours où il faut courir, ramer, grimper à la corde, déplacer des objets…

[2] Marc Alexandre a été Champion Olympique en 1988, le jour où Ben Johnson est accusé de dopage. Cet événement a occupé tout l’espace médiatique occultant par là-même, la performance de Marc Alexandre.

[3] « Le monde 27/08/2011. »

 

Quitter la version mobile