L’équipe de France de Judo en No Man’s Land

Frénésie au Centre National d’Entraînement en Altitude (CNEA) de Font-Romeu en ce début d’année. Les couloirs sont repeints en bleu, un roi est attendu. Un magnifique dojo offert par le Père Noël trône au milieu du gymnase. Il se murmure qu’il s’agit de l’Equipe de France de judo avec Teddy Riner, la plus grosse des boules accrochée en haut du sapin.

Un par un, emmitouflés sous un ciel bleu azur, une dizaine de solides gladiateurs pénètre dans le corridor de la Cité de l’Excellence sportive de Font-Romeu. Moi, je n’ose pas vraiment les approcher. Je me fais discret. Un peu comme avec les taureaux de corrida, ils ne doivent pas être trop souvent en contact avec des humains avant d’entrer dans l’arène car ils perdent alors tout leur instinct de combattant.

La mort qui rode sublime le spectacle. Nous, on veut les voir se battre à mort sur le tapis. Le sacrifice, la mort, la résurrection…il y a une dimension spirituelle, voire religieuse dans le langage des judokas. Le roi des rois, Teddy Riner s’engage : « Le judo est une école de la vie. C’est aussi un jeu, un plaisir, de la souffrance et, parfois, une guerre. Avec, en face, un adversaire à découper… Un match c’est un combat. J’y laisserais ma vie s’il le faut. C’est une question d’honneur »[1] .

Le haut-niveau serait donc une histoire de vie et de mort. Non, une aventure humaine où la question de la performance est étroitement liée à leur relation avec eux-mêmes et leur environnement, précise Stéphane Frémont, Directeur des Equipes de France de Judo. Mon rôle est de les aider à se révéler à eux-mêmes au travers du Judo. Cela me paraît la seule voix pour leur permettre d’accéder au plus haut niveau de leurs potentialités. Je n’ai cesse de leur dire : « Exprimez les hommes que vous êtes dans le combat ». 

Le Judo, comme on dit souvent, est « une école de la vie » à condition qu’ils soient dans la vie. Le cadre remarquable, proposé à l’INSEP a tendance parfois à les éloigner de la vie. Le stage au CNEA de Font-Romeu offre une alternative complémentaire intéressante.

Les discussions sur la vie ne peuvent avoir que sur un lieu de vie. Quand on est ici, tout va bien. Les conditions un peu spartiates du CNEA, la montagne en hiver… favorisent les échanges. Comprendre qui ils sont suppose qu’ils nous parlent d’eux, de l’amour, de la mort. Les évènements de Charly ont été un bon prétexte pour libérer la parole.. Ici au moins, ils n’ont pas de rendez-vous avec leurs coiffeurs, leurs dentistes, leurs potes ou leurs copines…

Parcours du combattant à la Citadelle de Montlouis

Pour la première fois, un stage survie est organisé par le CNEC (Centre National d’entraînement commando ». Nicolas Bourrel, en charge du haut-niveau au CNEA remporte à chi-fou-mi[2] la responsabilité d’accompagner l’équipe.

Alex Iddir sur le fil

Au programme, parcours commando autour de la citadelle de Montlouis, marche en montagne jusqu’au refuge de Bernardi, puis initiation aux techniques de survie. Et voilà nos champions français pétrir la pâte pour fabriquer leur pain, allumer un feu sans allumette ni briquet pour assurer la cuisson. Une nuit à la fraîche.

Ce qui nous intéresse dans ce stage est de voir comment nos gars se répartissent les tâches et collaborent pour réaliser les objectifs assignés et cerner qui ils sont en tant que bonhommes, plutôt que d’évaluer leurs performances. 

« Qui est le chef ? Si vous ne décidez pas celui qui va mener la barque à chaque exercice vous allez vous ramasser », annonce clairement le Capitaine Heinrich. Le groupe désigne Franck Chambilly (entraîneur de Teddy Riner), lequel se plaçe volontairement en retrait pour voir qui prend des responsabilités . Cyrille Maret, Alex Iddir ont joué le rôle de leader qu’on leur connaissait. Mais on a été surpris par certains, notamment les prises de position de Vincent Limar, un garçon discret de 6Okg de plume tout mouillé.

L’idée est de les amener hors de leur zone de sécurité, de cette « confort zone » pour qu’ils s’ouvrent aux opportunités en faisant preuve de solidarité et de créativité.

« Perdre, perdre vraiment pour laisser place à la trouvaille » dit Apollinaire. Tout ce que les autres oublient, pour se rendre la vie possible, nous allons toujours le découvrir et l’agrandir même » répond Rilke. Car il s’agit en fait de plonger au fond de l’inconnu pour trouver du nouveau.

Taille d’allumettes au couteau

Sur le dojo, il n’y a pas d’échappatoire. Le combat ne se résume pas à contrôler l’adversaire à la prise (Kumi Kata). La prise n’est pas une fin en soi, juste une condition nécessaire pour se créer des opportunités pour surprendre l’adversaire. Trop de judokas ont tendance à se sécuriser dans le contrôle (Kumi Kata) pour éviter le combat. Combattre, cela suppose de prendre des décisions. Sécuriser c’est la mort.

Kumi Kata – Jigoro Kano à droite, fondateur du judo kodokan

L’histoire d’Ugo Legrand est un exemple révélateur. Ugo est un gars qui a toujours été un peu rebelle par rapport aux cadres institutionnels. Barbe rose, piercing, il serait plutôt du coté des manifestants que de la police. Ugo prend la médaille d’argent aux Championnats du Monde 2013 et se fait sortir au deuxième tour par un pâlichon coréen l’année suivante. Je lui ai demandé de me raconter son combat. « Là, je suis dans le contrôle. » me dit-il. Mais ce n’est pas lui. Il va à l’encontre de sa nature.

Tu revendiques une certaine liberté ? On reprend tout tes combats à la vidéo depuis 2009 et va voir les moments dans le combat ou tu es libre !

On constata alors qu’il était libre uniquement lorsqu’il était mené. Dès lors, il remportait la majorité de ses combats dans les 40s.

Instant de liberté d’Ugo Legrand

Cyrille Maret relève d’une histoire différente. Ce garçon est issu d’une famille qui travaillait la terre. Pour être en sécurité, on s’est rendu compte qu’il avait besoin de s’ancrer au sol. Il faut qu’il arrive à se sortir de cette posture. Pour qu’une terre donne tous ses fruits, elle a besoin d’être labourée, il faut qu’elle bouge.

Cyrille Maret sort de la terre pour ensuite mieux labourer.

Ces témoignages montrent bien toute l’importance de revenir à la source de leur identité, qui suppose de placer ces athlètes en situation extrême, à l’image de ce que propose le dramaturge anglais Edward Bond :

« Je définis les situations de façon qu’il n’y ait pas d’échappatoire, ce qui signifie pas d’autre solution, pas d’autre sens, que celui que vous créerez par vous même. Il s’agit toujours d’amener la pièce et les personnages, et aussi les spectateurs, au moment de la décision. Les personnages doivent se demander : « Dans quelle situation suis-je ? », Comment suis-je arrivé là ? – et finalement : « qui suis-je ? Les questions ne font plus qu’une. Voilà ce que c’est que l’extrême. Ce n’est pas une question d’horreur, d’hystérie ou « de vivre dangereusement » comme dit Nietzsche, c’est une question de définition totale. La créativité est toujours une recherche pour définir quelque chose afin de produire de la réalité. Une fois que le personnage atteint l’extrême, il peut voir l’intérieur de lui même et s’expliquer lui-même. Il peut regarder en arrière et comprendre tout le trajet formé par les expériences qu’il a dû traverser pour en arriver là. La situation extrême contient toute la réalité, et la décision qu’on prend là est par conséquent totale. [3]

Crapahuter en montagne l’hiver, en mode survie relève de cette situation extrême où la réalité de la nature sauvage exige de prendre les bonnes décisions et de coopérer. Les pays sans falaises n’appellent pas au large !

Il faut oser poser les pieds dans ce No Man’s Land, dont parle Edward Bond, pour être confronté à la béance, là ou réside le sens et où il est possible de le créer. [4]

La dynamique collective est essentielle pour accompagner les performances individuelles. Un collectif fort peut apporter un soutien essentiel aux victoires individuelles, mais il faut également que chaque athlète apporte sa contribution et nourrisse le collectif. Un des moments fort de notre histoire collective a été notre victoire par équipe aux championnats du monde à Paris en 2011, alors que les résultats individuels furent catastrophiques (2 médailles pour une délégation de 14 compétiteurs). Alors que nos résultats individuels se sont avérés excellents en 2013 et 2014, cela a été un fiasco par équipe.

Géraldine, une barre de 600 kg qui ne se laisse pas facilement emballer

La cohésion de groupe est un formidable atout pour affronter les difficultés et tenir dans la durée sachant que le compte à rebours a commencé. On est à J – 569 des JO. Ici, c’est le calme avant la tempête, une préparation au long voyage et aux combats qui nous attendent.

Notre démarche s’inscrit dans un mode de management participatif. Les projets de chaque athlète sont négociés en association systématique avec les entraîneurs de leurs clubs.

Le projet est défini avec chaque athlète par une discussion ouverte. Si un athlète n’est pas d’accord et que ses arguments sont valables, ils prévaudront par rapport à l’avis des entraîneurs. L’importante est de bien clarifier les objectifs et définir les moyens de les réaliser. Il faut qu’ils comprennent qu’il y a une différence entre « Vouloir être Champion » et « Décider d’être Champion. ». La décision leur appartient in fine.

Il en est de même au niveau du staff. Notre point commun est que nous entraînons le haut-niveau depuis 2001. Chacun a son histoire, sa personnalité mais nous partageons la même vision et les mêmes valeurs.

Staff de l’Equipe de France : De gauche à droite – Stéphane Frémont – Aude Reygade directrice du CREPS/CNEA – Philippe Taurines – Franck Chambilly

Généralement gai comme un pinson Philippe Taurines est l’homme qui murmure aux oreilles des chevaux[5], notamment ceux de Cyrille Maret dont il s’occupe plus particulièrement. Franck Chambilly, compétiteur jusqu’au bout des ongles serait plutôt profil : joueur invétéré. Heureusement qu’il ne croit pas aux jeux de hasards, il aurait été interdit de casino. Quant à Stéphane Frémont, il serait plutôt l’incarnation de Kambei Shimada, un rônin[6] sage et avisé des Sept Samouraïs[7].

Le choix entre entraîneurs et sportifs est déterminé en fonction des sensibilités et affinités respectives. Quand tu suis un athlète jeune pendant des années, une relation de confiance s’instaure. Une forme d’imprinting culturel s’instaure, comme le caneton qui suit sa mère. Franck Chambilly a toujours été très proche de Teddy. Ils entretiennent une relation à laquelle personne ne peut avoir accès, ils peuvent tout se dire.

Tout se passe à la voix, l’intonation. Leurs connivences s’expriment dans les silences. Ce silence apaisant ; stimulant ; parfois plus éloquent que la parole, qui s’installe lorsque Franck est à la chaise pour coacher son poulain. Un silence qui dédouble la parole, l’intensifie comme un surcroît de vie, une énergie insoupçonnée de nature à porter Teddy vers plus haut que lui. Un bouquet de jasmin le contemple !!!

Francis Distinguin

Conseiller Technique et Pédagogique Supérieur

Centre National d’Entraînement en Altitude de Font-Romeu

[1] L’équipe mag du 24 janvier 2015. Confidences entre deux légendes – Teddy Riner & Yasuhiro Yamashita

[2] Jeu de mains : pierre – feuille – ciseau

[3] Edward Bond, Entretiens avec David Tuaillon, p224. Edition Les Belles Lettres / Archimbaud 2013

[4] Edward Bond, Entretiens avec David Tuaillon, p25 Edition Les Belles Lettres / Archimbaud 2013

[5] L’Homme qui murmurait à l’oreille des chevaux (The Horse Whisperer) est un film dramatique américain produit et réalisé par Robert Redford, sorti en 1998.

[6] « rônins » (samouraïs errants sans Seigneur).

[7] Film de Kurosawa en 1954

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