L’homme en noir

Photo de Pierre Soulages

« Enfant, j’aimais peindre, dessiner. On me donnait des couleurs mais je préférais tremper mon pinceau dans l’encrier. »Que dessines-tu ? » m’avait demandé ma mère, en me voyant peindre à l’encre noire. J’avais répondu « De la neige. »

Pierre Soulages :(Interview « Le Monde » du 25 Novembre 2019)


Par THOMAS Clerc  
Libération Samedi 16 et Dimanche 17 janvier 2021

J’ai des pensées noires depuis le 9 décembre. Ce jour-là, le match de football PSG – Basaksehir est l’objet d’un scandale qui concerne moins le football (qu’en vrai passionné je ne regarde plus depuis son confinement) que le racisme. Dans un stade vide, la partie est interrompue au bout d’un quart d’heure en raison de propos proférés par le quatrième arbitre, de nationalité roumaine, à l’encontre de l’entraîneur adjoint camerounais du club turc, Pierre Achille Webó. L’homme en noir est alors pris à partie et, pour la première fois, un match est interrompu par les joueurs eux-mêmes pour protester contre le racisme qui sévit dans les stades. Mais qu’a donc dit l’arbitre ? 
Il a, dans le feu de l’action (car au football, on n’est pas dans un salon, on doit prendre des décisions rapidement) désigné Pierre Achille Webó dans sa propre langue, le roumain, par le mot « negru », qui signifie « noir ». Bref, il a dit qu’un homme noir était un homme noir. S’il avait dit l’équivalent de « nègre », il n’y aurait eu aucun doute sur le racisme de ses propos. Mais ici, un mot neutre comme noir a été le détonateur d’une révolte, « negru » ayant été perçu comme l’équivalent de « négro » par Webó, qui s’est « senti offensé », alors qu’il s’est tout simplement trompé. Parler dans sa propre langue (a fortiori une langue dominée comme le roumain) est donc un scandale aux yeux de certains, qui ne se scandalisent pas que Mbappé dise « say no to racism » : le français n’est plus la langue de l’universalisme pour ses citoyens mêmes, et le football à l’anglais pour espéranto.  Mais « the Black » eût-t-il été plus judicieux de la part de l’homme en noir pour désigner un homme qu’il ne connaissait pas ?  Quel mot fallait-il employer ? « Monsieur l’assistant entraîneur »? L’homme de loi a dû céder devant le pouvoir des joueurs qui ont fait valoir le faux (et le nombre) sur le droit. 

Mais, dira-t-on, il ne fallait pas désigner « l’autre homme en noir » par sa couleur de peau, comme l’a touité après coup la ministre des Sports, qui, contre toute honnêteté intellectuelle, voit là une preuve de racisme.  Il y a racisme (et abject) lorsque des supporteurs imitent des singes face à des joueurs noirs ; je ne vois aucun racisme lorsque dans un groupe composé de Blancs un Noir est désigné comme tel. Et inversement : j’ai vécu en Afrique, où le mot « toubab » pour me désigner relève d’un signe distinctif, qui ne m’offensait pas ; les races existantes phénoménologiquement, au grand dam des aveugles et à la satisfaction ambivalente des « racisés », qui fustigent le terme « noir » quand il les gêne et l’entonnent quand ça les arrange. 

Pour Demba Ba, autre joueur noir qui a pesé sur le sort du match pour l’interrompre, on ne doit pas prononcer ce mot sur un terrain …
Pourtant désigner un homme par sa couleur de peau n’est pas, sauf dans certains contextes, raciste en soi, de même que le mot « noir » (et même le mot « nègre ») n’acquiert une connotation raciste qu’en certaines occasions. Cette occasion fait ici absolument défaut : mais le racisme étant fort dans la société, il faut un antiracisme de reflet, pour le meilleur et pour le pire. Si on ne peut plus dire « Noir » pour désigner un homme qui l’est (et un Blanc pareillement), l’horizon va s’obscurcir. Les postcoloniaux ont déjà leur argument, celui de la dissymétrie : eux-mêmes n’ont aucun problème à se désigner comme Noirs lorsqu’il s’agit de clamer leur identité, mais s’il n’y a que les Noirs qui peuvent dire « Noir », alors nous sommes en route vers le fascisme. Bref, à mort l’arbitre ! 

Le plus choquant est la falsification qui a suivi, la plupart des médias fustigeant l’homme en noir qu’on dit presque partout avoir tenu « des propos racistes »sans jamais vérifier l’information ou la mettre au moins en doute. Trainés dans la boue par le pouvoir médiatique, sportif et politique, dont Erdogan (on rêve), les mots de l’arbitre et sa personne ont été disqualifiés en bloc. Baudrillard avait raison : le réel disparait devant ses interprétations. Instrumentaliser l’antiracisme contre la vérité objective, celle des faits d’abord, celle du langage ensuite, celle de la situation enfin, est la meilleure façon de détruire sa propre cause – et on s’étonne du succès d’un Zemmour … Voler à un homme sa propre langue ne dérange pas le journalisme, mais un écrivain ne peut admettre cela. Les joueurs feraient mieux de se révolter quand le racisme est avéré (dans un stade plein, par exemple) et je leur conseillerais volontiers de lire les Nègres de Jean Genet plutôt que de jouer la comédie surpayée de l’antiracisme mal compris.


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