Sport et performance : Le très haut niveau exige un investissement total dans la joie

Qu’est-ce que la performance sportive ? Comment émerge-t-elle ? François Bigrel, professeur agrégé d’Éducation Physique et Sportive s’est posé cette question tout au long de sa carrière. Sa réponse, entre lyrisme – « la performance est une poésie motrice » et convictions fortes – « il n’y a pas de geste parfait » – détonne dans le milieu du sport. Il en a tiré un livre, La performance humaine : trois univers de compréhension, publié en 2015. La vision de François Bigrel est porteuse de réussite aussi. L’homme a été proche de Claude Fauquet, ancien directeur technique national de la natation et maintenant consultant auprès d’entraîneurs de foot de premier plan à Lens ou Lorient, notamment. Imprégné de neurosciences, de philosophie et de poésie, François Bigrel livre à Libération les conclusions d’une vie tournée vers la performance.

Votre livre est titré La performance humaine, et non La performance sportive, pourquoi ?

J’accole le qualificatif « humaine » au mot performance pour signifier que ce qui est attendu en situation de compétition est propre à l’humain. En matière de performance, l’accent est souvent mis dans le discours ambiant, sur ses dimensions mécaniques, énergétiques, mentales… en oubliant qu’avant tout il s’agit, dans cette situation, de résoudre un problème jusqu’alors inconnu en faisant preuve de créativité. L’aspect « contingent » de la situation de compétition c’est-à-dire son aspect imprévisible exige un moment d’invention dont seul l’homme est capable. Le sport est donc un art et tant que l’on n’aura pas compris qu’il s’agit de faire émerger à chaque fois quelque chose d’original et de singulier, on s’égarera. Cette remarque modifie évidemment très profondément l’acte d’entraîner. Il convient donc alors de tenter de comprendre ce que suppose le processus d’invention qui ne s’exprime bien sûr que sur un fond culturel, celui de l’inventeur.
Pour cela il faut sortir des « sentiers battus » et aller « vagabonder » en philosophie, en biologie… et s’intéresser aux histoires de vie des créateurs.

Pourquoi en êtes-vous venu à vous intéresser à la notion de performance ?

J’étais enseignant en physiologie du sport et j’étais tenu notamment d’enseigner le fonctionnement du système nerveux. Essentiellement basés sur l’anatomie de ce système, je ne trouvais pas mes cours pertinents pour comprendre comment on arrive à la performance, ce qui était pourtant attendu de moi sur le fond. Je me suis aperçu bien vite que du « neurone » au « talent » on allait trop vite en besogne Je me suis donc orienté vers les travaux des neuro-scientifiques qui envisageaient le fonctionnement global du système cognitif plutôt que sa description. J’ai alors lu de façon approfondie des auteurs comme Henri Laborit, Stephan Rose, Henri Atlan, Francisco Varela mais aussi des philosophes comme Cornélius Castoriadis, Maurice Merleau Ponty, Gaston Bachelard, John Dewey, Edgar Morin sans oublier les pédagogues comme Célestin Freinet, Odette Bassis

Dire que le talent est inné, vous énerve particulièrement. Pourquoi ?

Le talent est évidemment une énigme considérable que les gens qui n’ont jamais approfondi cette notion résolvent d’un trait de plume ou en une phrase : « le talent est inné ». C’est une imposture bien trop présente dans nos milieux et qui y fait des dégâts considérables. Ce que nous savons aujourd’hui du cerveau à la naissance est surtout sa très grande immaturité (plasticité), immaturité qui va permettre la « sculpture » de l’organe par l’histoire de vie de l’individu. Comme l’écrivait Francisco Varela : « nous sommes nés pour apprendre », mettant ainsi l’accent en premier lieu sur l’importance de l’acte éducatif. Le talent en soi n’existe évidemment pas et les neuroscientifiques en conviennent.

Vous fustigez aussi les entraîneurs de sport qui imposent un modèle à leurs athlètes…

Beaucoup d’entraîneurs vivent en effet avec l’idée qu’il existerait « Le mouvement parfait » et entraînent en prenant ce mouvement comme objectif. Ceci est une illusion tenace qui touche même les plus grands entraîneurs. Je me souviens d’un match de l’équipe de France de football, il y a quelques années. Un entraîneur célèbre est aux commentaires avec un journaliste sportif. A un moment donné l’attaquant français seul face au gardien tire alors que le but semblait « tout fait ». Le gardien adverse, contre toute attente, arrête la balle. Commentaire de l’entraîneur consultant : « c’est dommage parce que son geste (celui du shooter) était parfait. Cette anecdote montre bien l’état de certaines représentations dans notre milieu. En effet comment un geste qui échoue pourrait-il -il être parfait ? De fait toute une réflexion doit être menée sur la motricité. Aujourd’hui elle ne l’est pas et je n’en vois pas venir les prémices.

Pourtant, il existe bien des entraîneurs forts en gueule qui obtiennent des résultats en imposant une manière de faire. On pense à Philippe Lucas, il y a quelques années en natation…

Je défends l’idée qu’il y a des médailles d’or assez médiocres car obtenues avec des athlètes aliénés et sous la totale dépendance du savoir « cadenassé » de leur entraîneur. Je postule en effet qu’il y aura de bien meilleurs résultats quand seront prises réellement en compte les qualités humaines des acteurs sportifs qui passent par leurs capacités à fabriquer du « sens » en situation. Encore faudra-t-il que ces acteurs aient été entraînés dans cet état d’esprit afin qu’ils soient « libres » dans cette situation. L’invention est le propre de l’Homme. Les animaux n’en sont pas capables même si certains d’entre eux, les plus évolués, montrent des habiletés réelles dans ce domaine. Les entraîneurs en général ne savent pas susciter la création souvent parce qu’ils en ignorent la nécessité. De plus ils ne l’aiment pas car ils se sentent privés de ce qu’ils considèrent être leur savoir, basé pour l’essentiel sur la technique de la discipline qu’ils entraînent. Il faut apprendre à engager les athlètes dans un rapport singulier à leur pratique, en les nourrissant de la culture qui les entoure sans les y inféoder. Au bout du voyage, il y aura leur style qui sera forcément singulier. Du point de vue de l’entrainement, je considère que c’est presque un nouveau métier.

Vous dites que la performance doit être créative, mais il n’y a rien qui ressemble plus à un 100 mètres qu’un autre 100 mètres, non ?

De l’extérieur peut-être. Mais le champion de haut niveau est dans une grande intimité avec lui-même, intimité dont il ne parle que rarement et qu’il peut méconnaître. C’est à l’entraîneur de l’inviter à ce voyage intime. Son état personnel n’est pas le même d’une compétition à l’autre. Et sa performance s’en ressentira. La performance est une « poésie motrice » au sens du verbe grec « Poïen» qui veut dire « faire ». Seul l’athlète peut et doit mettre en œuvre les outils qui sont ceux permis par sa propre histoire pour affronter la contingence. C’est ça l’objectif. Que chacun se connaisse suffisamment et connaisse l’histoire de sa discipline, pour inventer ses propres solutions. Spinoza en fait une source de la joie qui, comme l’écrivait Clément Rosset, est « la force majeure ». Lisez ce que disent Nadal, Djokovic ou Federer. Tout est orienté vers l’amour de pratiquer. Un jour, un journaliste, peu inspiré, a demandé à Muggsy Bogues, un basketteur professionnel américain de 1m 60, comment il avait fait pour devenir un tel basketteur en étant si petit. Il lui a été répondu : « Monsieur vous ne savez pas comment j’aime ça. »

Mais cet investissement est parfois lourd. Toute la vie de ces athlètes est orientée vers sa performance : son sommeil, sa nutrition, etc. On voit beaucoup de sportifs de haut niveau avoir besoin de décompresser, de penser à autre chose.

C’est une question difficile. Pour ma part je pense que c’est par ce qu’on leur impose dans leur pratique principale qu’ils recherchent des pratiques secondaires compensatoires ou que souvent… ils abandonnent. Pourquoi a-t-on dans beaucoup de disciplines les meilleurs jeunes au niveau mondial sans que cela soit réellement suivi d’effet chez les sportifs adultes ? Si on apprend aux athlètes à s’épanouir dans et par leur discipline, à suivre un parcours poétique puissant tout en ménageant bien sûr des temps de pause, ils garderont le goût de pratiquer et de s’engager sans avoir besoin de compensations par ailleurs. Le très haut niveau exige un investissement total dans la joie, aventure par laquelle on découvre alors une amplification de soi-même.

On comprend votre philosophie, mais comment se traduit-elle sur le quotidien de l’entraînement ?

Aujourd’hui, l’entraînement est construit pour résoudre des problèmes que l’on n’a pas posés en livrant « clé en main » des solutions qui ne peuvent, par définition, convenir. Il faut faire l’inverse. Amener l’athlète à évoquer la façon dont il voit le problème, à le poser et enfin à l’accompagner dans sa recherche de solutions en lui posant des questions. Le tâtonnement de l’acteur est reconnu aujourd’hui comme fondamental dans les processus d’apprentissage. II correspond au temps dont a besoin le cerveau pour se sculpter.
On a remarqué que le footballeur Lionel Messi marche beaucoup sur le terrain quand certains voudrait le voir courir. Mais il n’est pas inactif. Il regarde ce qui se passe pour comprendre le problème. Après ses gestes sont au service d’une intention bien identifiée. Il ne s’agit pas de réinventer le monde mais d’apprendre aux athlètes à observer l’environnement, le comprendre, et y apporter leur réponse.

Cela demande une grande confiance en soi de se savoir capable d’inventer constamment sa propre solution plutôt que d’appliquer une recette. Comment conseillez-vous de gérer l’échec ?

Il est normal d’échouer ou plutôt, non, on n’échoue jamais. On est toujours au maximum de ce qu’on peut produire à l’instant donné si l’on est normalement investi dans la situation. Par contre, on peut réajuster son comportement en fonction du résultat produit. Pour l’entraineur, il s’agit de valoriser l’intention et de respecter les tentatives de réponse. On aura compris qu’on ne peut pas lui dire ce qu’il aura à faire puisque chaque situation de compétition est unique. On peut lui apprendre à faire seul en l’encourageant, sans jamais bien évidemment lui manquer de respect au cœur de ses tentatives. Vous savez, les enfants disent très tôt, vers deux trois ans : Moi tout seul ». C’est fondamental tout au long de la vie. On apprend en faisant tout seul, à sa manière, nourri par une « culture appui » sous la supervision bienveillante des parents.

Comment jugez-vous la technicisation de l’entraînement des sportifs avec le recours aux datas, notamment ?

Nous oublions que toutes les données quelles qu’elles soient, ont été obtenues sous l’égide d’un système d’idées (paradigme) qui tient ces données sous sa dépendance. Multiplier les données sans remettre en cause le paradigme qui les légitiment est donc totalement illusoire. On croit progresser quand, d’une certaine façon, on tourne en rond. On peut presque dire que, plus on a de données, plus on s’aveugle. Le discours actuel sur la performance est, pour l’essentiel, sous la dépendance d’un paradigme (scientiste et réductionniste) dont je conteste l’hégémonie. Il convient dans le monde des machines mais, pour moi, pas chez l’homme, Il existe par exemple des paradigmes alternatifs qui sont issus du monde des sciences de la complexité et qui sont pratiquement inconnus dans nos milieux. Ils auraient pourtant un rôle fondamental à y jouer. Mon livre tente un éclaircissement autour de ces problèmes.
Je prends souvent l’image de l’ivrogne qui cherche ses clefs de nuit à quatre pattes sous un lampadaire.
Ce n’est pas là qu’il les a perdues mais c’est là qu’il y a de la lumière. Nous en sommes un peu là. Ce n’est peut-être pas sous la seule lumière des « datas » que se cache le mystère de la performance. Nous devons continuer à chercher…ailleurs aussi. La formation des entraîneurs se renouvelle très peu. Où et quand le monde du sport questionnera-t-il les conceptions dont il est porteur, avec qui et en quel lieu ?

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