Mémoire de l’eau

Personnage discret, Frédéric Vergnoux balance sa dégaine chaloupée dans la piscine du CNEA de Font-Romeu. Nommé directeur de l’Equipe d’Espagne de natation à l’issue des JO de RIO 2016 qui ont vu pour la première fois une nageuse espagnole remporter une médaille d’or au 200 papillon (et bronze au 400 m 4 nages), le parcours étonnant de cet entraîneur nomade mérite attention.

C’est dans le précaire, le fragile, le menacé, que la saveur de la vie se fait plus âpre et la plus enivrante. Une aventure où la passion et le respect de ses valeurs l’emportent sur la raison. Mais au-delà de son histoire personnelle, ses succès nous interpellent sur la formation au métier d’entraîneur et sur les modes de gouvernance des fédérations sportives dans le domaine du haut niveau.  

Entretien en 3 Actes – Acte 1 – Mémoire de l’eau

Dès ton plus jeune âge, tu plongeais avec ta maman dans la douce chaleur des « bébés nageurs ».  Ta relation à l’eau et à la complicité avec ta mère ne porte-t-elle pas une mémoire familiale qui trace le fil de ta vie ?

Certainement. L’eau a été le fil conducteur de ma vie depuis que je suis né. C’est un truc de famille, ou plutôt de ma maman, car mon père a été absent de tout. J’ai bourlingué toute ma vie de piscine en piscine. D’abord à Montélimar en Ardèche, la seule piscine pour les enfants chauffée de la région, puis au club de Privas dans une piscine tournesol (4 lignes d’eaux) puis au Centre d’Entraînement de Grenoble où je suivais en parallèle des études STAPS. Très tôt, je me suis impliqué dans la vie des clubs fréquentés. D’abord en entraînant les petits, puis avec mon BESSAN j’ai travaillé dans l’école de natation de Grenoble, en enchaînant les petits boulots l’été dans les piscines de camping pour gagner un peu d’argent.

Etudiant à rallonge, je repoussais le service militaire obligatoire, une perspective qui ne m’enthousiasmait guère. Par chance, j’ai été affecté au bureau des Sports de l’Ecole Militaire de Paris, au pied de la Tour Eiffel. J’y ai seulement mis les pieds le premier et dernier jour. Le reste du temps, je m’entraînais deux fois par jour et préparait un Diplôme Universitaire de Biologie de l’Entraînement. J’ai pu ainsi pénétrer avec enthousiasme et curiosité, le monde de la performance et mesuré les exigences du haut-niveau.

Pendant ces années initiatiques, tu as découvert le métier d’entraîneur. Mais contrairement à la plupart de tes confrères, tu ne cherchais pas un point de chute à long terme mais plutôt à multiplier les expériences. Un peu insaisissable, tu sembles te plaire dans une certaine itinérance. Ton parcours semble un chemin de traverse, où les choses restent toujours à écrire.

J’ai signé mon premier contrat professionnel au Racing Club de France. Le salaire n’était pas mirobolant (500 francs par mois) mais j’ai pu faire mes gammes auprès de différents publics. J’entraînais les tous petits, j’assistais l’entraîneur du Groupe Elite, je m’occupais des bébés nageurs le mercredi, j’accompagnais les femmes enceinte, et le soir j’accueillais les adultes.  Je crois que ce parcours m’a permis de développer des qualités que j’ai réinvesti dans l’entraînement du haut niveau. L’empathie, l’observation, le langage, la relation que chacun instaure avec l’eau, le sens de la glisse…

Pendant cette période, je partais chaque été en stage en Floride pour entraîner bénévolement des nageurs dans des Camps d’Entraînement Privés, pendant que mes potes étaient en vacances. J’étais seulement nourri et logé. Mais j’ai beaucoup appris auprès de ces entraîneurs dont la plupart avaient une grande notoriété.

Après 3 ans de bons et loyaux services au Racing (1997 -2000), j’ai décidé franchir le pas et je suis parti deux ans aux Etats-Unis. C’était simple, si je voulais devenir un grand entraineur, je devais faire ma valise. J’ai donc démissionné du Racing. J’ai ensuite bossé pour un Camp d’Entraînement en Floride, puis dans un club à Orlando, puis à la frontière du New Mexique. Là, j’étais en réelle responsabilité d’entraîneur. Le problème, c’est que j’avais un visa tourisme et que je n’avais pas le droit de bosser. Donc, je n’étais pas payé. Ils me filaient à bouffer. En Floride, j’ai presque passé un an à dormir sur un canapé dans un garage…. Au New Mexique, c’était sympa, il y avait des gens qui m’avaient accueilli, des parents de nageur qui m’avaient donné une chambre. Et comme j’entraînais leur gamin, ils étaient contents…

Tu vois ce qui est marrant, c’est qu’à l’époque, ce n’était pas un problème. Je m’en foutais, Je ne me disais pas, « tient je n’ai pas d’argent, je n’ai pas de fiche de paye, pas la sécurité sociale, … » J’étais tellement content d’être aux Etats-Unis d’apprendre au contact des meilleurs entraîneurs américains. C’était, c’était …. Génial. J’ai très bien vécu cette période. C’était ce que je voulais.

Et puis j’ai rencontré ma femme Alena Popchanka. Elle est venue avec des nageurs qui s’entraînaient déjà avec moi, lors des stages en Floride. Elle est devenue championne du monde en 2003, puis double finaliste Olympique en 2004 a Athènes pour la Biélorussie, avant que l’on se marie en 2005 et qu’elle prenne la nationalité française ce qui lui a permis d’intégrer l’équipe de France aux JO 2008.

C’était une vie de bohème, une vie sans lendemain.

Oui et non. Je n’étais pas inquiet de ma situation mais j’étais vraiment tenu par l’entraînement et la recherche de performance de mes nageurs. Pour l’anecdote, Il y un moment, je crois que c’était octobre 2000, je me rends compte le vendredi soir à l’entraînement que mon visa de 90 jours allait expirer. Tu ne joues avec les visa aux Etats-Unis, sinon tu ne peux plus jamais repartir là-bas. Ils ne rigolent pas avec ça. J’ai pris immédiatement un avion de nuit à Orlando direction Paris. Je suis arrivé le samedi matin à Paris, je ne suis même pas sorti de l’aéroport, je suis reparti aux Etats-Unis, et le samedi soir, j’étais de retour à Orlando (pour l’entraînement) avec 90 jours de plus sur mon visa.

Tu n’avais pas de contact à cette époque avec les autres entraîneurs français, la fédération française de natation ?

Non, mon parcours était tellement atypique, hors norme, que je n’étais dans aucun radar de la fédération. Je ne rentrais pas dans les critères des entraîneurs référents ou des experts, mais je savais parfaitement que je devais faire mes gammes avant tout… Pour me rassurer, j’avais envoyé, à plusieurs reprises, des mails à la fédération. Je leur disais « Voilà, je suis aux Etats-Unis, je peux vous filer un coup de main. Eventuellement, je pourrais revenir en France et vous proposer mes services … ». Tous restés sans réponse, à une exception près.  Je ne vais pas citer de noms mais un jour j’ai reçu une réponse bien écrite mais en gros c’était « Mais toi tu veux quoi, qu’est-ce que tu veux ? Arrête de nous casser les couilles avec tes emails, on n’a pas de boulot pour toi ».

Et puis après les propositions se sont accélérées …

En 2002, je suis recruté par le club de Clichy qui avait disposaient d’excellents nageurs, dont ma future femme qui est devenue championne du monde en 2003.

Lors des championnats d’Europe en petit bassin en 2003, je suis approché par les anglais. Le directeur technique de l’époque Bill Sweetenham. C’est un australien, un des entraîneur les plus connu et respecté au monde de la natation. Hypothèse que je n’avais pas envisagée puisque la saison était engagée. Après les JO de 2004, je me décide à franchir le pas….

Je prends donc la responsabilité d’un des cinq centres d’entraînement de la fédération anglaise et me pose à Edinburgh en Ecosse. J’obtiens rapidement d’excellents résultats qui m’ont permis d’être propulsés en 2006, Directeur de l’Equipe Masculine pour la préparation aux JO 2008.

Ces centres d’entraînements sont-ils comparables à nos pôle France ? Comment les nageurs des clubs étaient recrutés sur les centre d’entraînement de la fédé ?

La sélection des nageurs s’appuie essentiellement sur le niveau de performance. Les meilleurs sont proposés pour intégrer le centre d’entraînement. Chaque entraîneur du centre est responsable de différentes spécialités de nage et de distances. Moi, par exemple j’avais les distances 200-400 mètres. Un autre groupe était orienté sur le fond, un autre sur le sprint, un autre groupe sur l’eau libre, un autre groupe sur les filles, 100-200 relais… C’était vraiment très très spécifique. Le principe était de dire, on recrute les meilleures compétences, on crée un environnement favorable, on identifie les gamins des clubs à haut potentiel, et on les invite à rejoindre notre structure. Dès lors c’est nous qui assurons l’entraînement et ils ne sont plus entre les mains de leur entraîneur de Club. Dans le mesure où ils intègrent l’équipe, ils sont à 100% dans l’organisation du centre.

Chaque centre dispose à temps plein au minimum de deux entraîneurs, un kiné, un préparateur physique, un psychologue, un bio-mécanicien, et une personne qui gère l’administratif. Tu as au moins 7 personnes à temps plein sur la structure.

Comment s’organise le recrutement et l’intégration des jeunes des clubs dans ces Centres. Les entraîneurs des clubs devaient tousser de ne plus entraîner leurs protégés.

La transition du club au centre d’entraînement se fait très progressivement. De façon ponctuelle, on invite des nageurs anglais extérieurs au centre pour s’entraîner avec nous. Imagine, le groupe de Fred, il est orienté plutôt entraînement en Altitude, il organise 4 stages d’altitude par an. Je ne viens donc pas au CNEA avec mes seuls nageurs, je viens avec d’autres. Tu organises ainsi une forme de perméabilité à des nageurs anglais extérieurs au centre qui nous rejoignent pour un ou plusieurs stages. Cela permet de les voir nager, de voir comment ils se comportent et s’intègrent au groupe, comment ils vivent en équipe en dehors de leur cadre quotidien, et échanger avec leurs entraîneurs de clubs dont la présence est réellement souhaitée.

La perméabilité était également organisée en sens inverse. J’autorisais ma brasseuse, vice-championne du monde en 2007, par exemple à aller s’entraîner dans un autre groupe de club pour s’entraîner avec d’autres brasseuses. Elle était spécialiste du 200m mais j’aimais bien la faire s’entrainer avec les sprinteuses.

Les entraîneurs de club n’ont cependant pas l’occasion d’accéder au très haut niveau…

Si, mais ils n’ont pas d’aide du système fédéral, sauf lorsque leurs athlètes sont invités à ces stages. La fréquence des compétitions de clubs à différents niveaux est comparable à la France mais l’organisation du haut niveau est vraiment différente. Une des différences majeures est que le système anglais est bien plus organisé en amont. On apporte une importance essentielle à l’accompagnement des jeunes par le club, les parents… On utilise le terme pathway. Un jeune qui a du talent commence par un stage en équipe national, puis un deuxième, puis un troisième…. L’intégration est très progressive et en concertation avec les entraîneurs de club.

Le parcours de la jeune nageuse canadienne qui a remporté à 16 ans sur 100 mètres nage libre, les championnats du monde mérite réflexion. Voilà à peine 4 ans, cette jeune fille nageotait 5 à 6 fois par semaine dans un petit bassin. Et puis, elle a commencé par un entrainement par semaine au Centre National d’Entraînement Fédéral du Canada, puis deux entrainements l’année suivante, puis 4 entrainements l’année suivante avant d’intégrer à plein temps l’équipe nationale un an seulement avant l’échéance des championnats du monde. La saison suivante elle gagne les JO à 16 ans. L’entraîneur de son club a été omniprésent, du début du processus jusqu’à la fin. C’est même lui qui a commenté la course en direct de la finale des JO.

Un bon nageur formé à Canet. Boum, il va à Marseille. Il faut faire attention car ce jeune, s’il reste à Canet, il va peut-être créer une bonne dynamique. Le club va partager… Il me semble essentiel que les jeunes, recrutés dans les Pôles restent dans leurs clubs. A la fois pour leur équilibre personnel mais également en termes de stratégie fédérale du haut-niveau. La natation française savait depuis longtemps qu’elle allait dans le mur mais a préféré surfé sur la vague des bons résultats obtenus. Je me souviens de Richard Martinez (entraîneur national et du Pôle France de Font-Romeu), deux ans avant les JO de Londres, avait annoncé ce qui est arrivé.

Quelle est la différence majeure avec l’organisation du haut-niveau en France ?

Ce qui prévaut en Angleterre est une logique de projet. Tous les 4 ans, on repart immédiatement sur un autre projet. Tu sais quand ça commence et quand ça finit d’avance. Le principe entendu par tous est que le contrat s’arrête à la fin des JO. Même lorsqu’un entraîneur remporte une médaille olympique avec son nageur, il n’a aucune garantie de reconduction de ses missions et son poste est mis le soir même au mouvement sur le site de la fédération.

De gauche à droite :
David Leith / Champion d’Écosse
Gregor Tait / finaliste Olympique
Fred
Kris Gilchrist / champion du Monde
Photo championnats du Queensland / 2006

C’est plutôt rugueux !

La contrepartie est que le système anglais met en place des modalités d’organisation et un environnement très professionnelles. Ils investissent de l’argent, il faut donc des résultats. Et s’ils n’en ont pas, ils arrêtent d’investir. Ils savent exactement aujourd’hui combien de médailles aux JO de 2020, ils attendent dans chaque sport. C’est comme cela que cela fonctionne aussi, tu as un bon salaire (20% en moyenne de plus qu’en France), des moyens de fonctionner, de bonnes conditions, il faut que ça réponde.

En natation par exemple, il y avait cinq centres d’entraînement. Ils en ont supprimé deux après Rio, bien qu’ils aient eu des médailles, car moins qu’escomptées. Par contre, ils mettent le paquet sur les trois centres d’entraînement retenus. Un centre qui recèle de réelles compétences, qui fait preuve de sérieux et de super entraînements fermera s’il n’a pas de résultats.

Si l’on vous dit monsieur X, entraîneur français dans un centre depuis 20 ans, s’il n’a pas de médaille en 2020, tu ne le mets pas à la porte. Tu ne le peux pas parce que le système est comme ça. Je ne dis pas que c’est la solution, mais ça t’oblige quand même à te bouger le cul si tu as des objectifs de résultats écrits dans ton contrat. Quant au mode de management de la fédération espagnole, c’est un mixte des systèmes français, italiens, anglais…, mais également très politique.

A l’issue de contrat, tu es donc parti vers d’autres cieux ??? Retour en France avec le Team Lagardère.

Dans la mesure où j’avais signé un contrat entre 2004 et 2008, je savais que l’histoire allait s’arrêter. Pendant les Jeux de Pékin en 2008, j’ai eu une réunion avec les dirigeants anglais, me rappelant que mon contrat s’arrêtait et me proposant d’entraîner sur un autre centre. Dans l’avion du retour de Pékin à Londres, je leur ai envoyé un mail pour leur dire que leur offre ne m’intéressait pas, sachant que j’avais eu des propositions pour intégrer le Team Lagardère Racing qui avait un vrai projet et d’énormes moyens. C’était censé être un projet 2008-2012, mais ça s’est arrêté en 2010 sur une décision des financiers du Groupe, contre l’avis du Boss Arnaud Lagardère.

Du jour au lendemain, ça s’est arrêté. J’avais un CDI. J’ai été convoqué. « Voilà Fred, on arrête le haut niveau – Qu’est-ce que ça veut dire ? – Ben voilà, c’est simple, à la fin de la saison, t’as plus de travail. » Ça a été un choc, car on n’est pas préparé à ça. Tu ne le vis pas très bien, tu es stressé. J’avais acheté un appartement à Paris, un mois avant cette décision, une petite fille de sept mois, … Avec les nageurs, ce fut le même discours. La plupart des nageurs étaient rémunérés. Les gars m’ont dit c’est simple : « D’abord tu vas prendre un avocat, il va parler avec l’avocat de notre club, tu vas prendre un salaire de 10 mois, … – Qu’est-ce que vous me racontez là ? » Tu t’énerves…et puis cela se passe comme ils disent.

Et puis au mois de juin 2010, à un mois championnats d’Europe de Budapest, j’apprends par un copain qui a vu une petite annonce sur internet que le club de Sabadell (Catalogne) cherche un entraîneur. Il me dit : « Dépêche-toi d’envoyer ton cv car la clôture des candidatures se termine demain. » J’étais comme à Pôle Emploi. Ma belle-sœur m’a aidé à faire ma lettre de candidature en espagnol car je ne parlais espagnol. La semaine suivante, les responsables du club me convoquent pour un entretien et une visite des installations. Une semaine plus tard, j’apprends que suis dans la short-list des 3 candidatures retenues, avant d’être pris.

Septembre 2010, bagnole chargée à bloc, ma petite fille de 9 mois… et c’est parti…. Il me manquait les sacs à carreau sur le toit pour que l’on nous prenne pour des marocains qui descendent au pays. Dans la négociation, ils ont trouvé un boulot pour ma femme qui bossait au Racing.  Mon salaire d’entraîneur n’était pas mirobolant mais je faisais ce que j’aimais et je changeais de vie une fois de plus.

Après les JO de Rio et les deux médailles glanées par Mireia Belmonte (Or au 200m papillon et Argent au 400m 4nages), meilleure performance jamais réalisée par l’Espagne, les propositions ont affluées notamment de Russie et de France. Les gens connaissent mes résultats, mon parcours et savent que je parle français, anglais, italien, espagnol, …que j’ai fait le tour du monde. Mine de rien, des médailles internationales, j’en ai plein les poches. Je suis allé 4 fois aux JO et aux 15 championnats du Monde. Mes nageurs ont battu plus de 240 records nationaux. Mon parcours est atypique mais peut-être pas recommandable…

Mireia Belmonte – Or olympique Rio 2016 – 200 mètres papillon

Francis Distinguin

Conseiller Technique et Sportif Supérieur                                                                    Centre National d’Entraînement en Altitude – Font-Romeu.

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