« Petite théorie de l’œil nomade »- Michel Onfray

Extrait de la danse des simulacres de Michel Onfray

« Petite théorie de l’œil nomade » à propos de la peinture

Un œil nomade, c’est avant tout un œil libre, sans taie, sans plaie. C’est un œil qui circule, mobile, relie des points, associe des surfaces, suit à la trace des flux, part à leur quête, soulève des trajets d’énergie, des plis imaginaires ou des lignes de force. C’est aussi un œil qui privilégie la géographie, le mouvement et les déplacements dans l’espace tout en emmagasinant avant production d’un sens. Il est vivace, possède une mémoire et fonctionne dans le registre de l’esprit de finesse. C’est enfin le contraire d’un œil fixe, morne, sédentaire, perdu sur une définitive obscurité.
L’œil est donc ce qui structure la toile, lui donne sens. Et l’on pourrait définir une toile comme ce qui subsiste des lectures plurielles qu’elle a rendues possibles et pensables. Une impression synthétique, une icône, une image qui se forme essentiellement après rencontre de deux sensibilités : le sujet qui exprime, dont le système nerveux aura abouti à la main avant de produire un effet hors du corps ; et le sujet qui regarde, celui dont le système nerveux recueille les traces de l’offrande du premier à partir d’un œil. La toile est donc l’objet esthétique qui se constitue entre la main de l’artiste et l’œil de l’amateur.
Aussi peut-on, en vertu de ce jeu dynamique, imaginer ce qui advient dans une toile : la saisie, plus ce qui fait une toile plus ou moins évidente – c’est ce qui fait une toile plus ou moins suggestive, ou plus ou moins réussie – d’un fragment du réel susceptible de conduire à la compréhension de l’ensemble. Fragment de réel, pourrait-on dire, avec un morceau de chair, fragment de corps. De même, et simultanément, la toile est une médiation par laquelle se fait une saisie de soi, comme en un miroir, par le biais de la culture, des références, du savoir qui permettent une connaissance, disons une reconnaissance. D’où le plaisir, que toutes critiques ont congédié en matière de discours possibles sur l’art : l’hédonisme est même entendu comme ce qui rendrait impossible toute appréhension authentiquement esthétique, un genre de parasite, une erreur méthodologique. Car d’aucuns croient encore à des méthodes apparentées au positivisme. (…)

Il n’y a pas d’idée, d’esprit, d’âme, d’intelligible en dehors de présences factuelles, fussent-elles manifestes sous forme d’énergies, de flux, de tensions ou de vibrations. La vitalité du réel est modalité matérialiste du monde. (…)

De son insolente errance, l’œil nomade tire jubilation : il vaque, saute, vient et va, circule en quête de mises en forme. Le plaisir esthétique, seul critère, surgit lors de la mise en perspective de fragments appelés à disparaître en tant qu’éclats singuliers au profit d’une totalité qui se révèle a posteriori. (…)

La jubilation s’enracine dans la production du sens. On a plaisir à comprendre, à saisir, à découvrir une ordonnance dont la généalogie sera le corps du sujet qui regarde. Activer l’intelligence, lui donner les moyens de fonctionner et d’organiser le chaos génère incontestablement un plaisir.(…)

Les promenades de l’œil nomade sont jubilatoires. Des formes, des couleurs, des sujets, des thèmes, des traitements d’information, des lignes, des forces, des énergies, des matières, des perspectives, vibrent de façon sauvage avant la liaison établie par un processus cérébral qui apaise l’inquiétude émanant de la fragmentation, de l’éparpillement. La quiétude, et avec elle le plaisir, surgissent lorsque les indications éclatées se rangent sous la rubrique d’un sens.(…)

L’œil nomade jubile lorsqu’il habite une contrée se faisant plus familière, moins inhospitalière. Après que la toile comme paysage a résisté, elle se livre, s’offre, se donne en tant que géographie dont on peut jouir. Le regard est chargé d’une force et chaque œil concentre la singularité du système nerveux qui le porte, avec sa culture, ses habitudes, ses connaissances, son savoir, ses obsessions, ses goûts, en un mot sa sensibilité. Chargée des plis avec lesquels on détermine les arêtes d’un prisme, l’intelligence aborde l’œuvre d’art comme un cryptogramme. L’élégance, la célérité, la résistance, la complexité se partagent les tâches de l’œil qui besogne, met en rapport, établit des connexions dans le dessein de signifier. La jubilation est consubstantielle à cette dynamique mentale.(…)

Le système nerveux est ébranlé, la mémoire convoquée, les souvenirs exploités, la sensibilité sollicitée ; l’inconscient et les parts maudites en chacun sont questionnés, inquiétés, mis à l’épreuve.(…).

La rencontre d’une œuvre d’art qui saisit se manifeste physiologiquement, le métabolisme est modifié – du battement cardiaque à la respiration en passant par la tension musculaire, ce sont les rythmes qui sont perturbés, modifiés. L’œil est la première instance charnelle affectée, puis, à partir de la rétine, c’est l’ensemble du corps, de la machine nerveuse, qui connaît l’émotion. Comment envisager la question esthétique en faisant l’économie du corps et des effets produits nerveux ? Comment parler d’art en oubliant les émotions, les affects tout ce que l’on pourrait appeler la pathétique ? Le corps est un sismographe, une carte de chair à même d’enregistrer les moindres variations, les finesses, les pointes et les délicatesses d’un contact esthétique.(…) La Beauté fut associée à la satisfaction désintéressée quand, en fait, le plaisir guide chacun.(…)

Par ailleurs, le Beau fut décidé comme ce qui peut plaire universellement et sans concept, quand il n’y a de décision esthétique que singulière. Que le sujet ait le désir, un peu mégalomaniaque, certes, d’étendre son jugement de goût à la totalité de l’humanité qu’il somme de prendre les mêmes chemins que lui, c’est certes bien souvent le cas. Mais il ne faut voir là qu’une variation supplémentaire sur le thème de l’égocentrisme, de l’unique et de sa propriété étendue à la surface du globe.(…)

Le jugement de goût doit être solitaire, péremptoire, il doit se moquer des démonstrations et des acquiescements. Si ceux-ci apparaissent, c’est peut-être tant mieux, mais ils ne sont pour rien dans la qualité intrinsèque de l’œuvre. Le suffrage du plus grand nombre possible est bien souvent le gage du plus mauvais goût pensable. À quand le suffrage universel pour décider des qualités esthétiques d’un peintre ou de sa puissance artistique ?
Pour continuer, le Beau devait fonctionner indépendamment d’une finalité. Or il n’est pas de Beau sans un producteur et un spectateur. L’artiste obéit à des exigences qui le dépassent, il ne peut vouloir que ce que son corps veut déjà. Sa liberté de créateur est limitée soit au consentement à ses créatures soit au processus qui conduit à elles. Quant au spectateur, il est lui aussi conduit par la nécessité et n’aimera que ce qui entrera en pleine adéquation avec sa sensibilité. On ne choisit pas ce qu’on aime, le jugement de goût est tyrannique, il obéit aux mouvements qui conduisent vers la satisfaction et qui éloignent de l’insatisfaction.(…)

Il s’agit de libérer le regard et de lutter contre la confiscation codification des œuvres d’art. L’asphyxiante culture est celle qui s’interpose entre la matière artistique et la matière corporelle, entre la toile et celui qui la regarde. Une culture libertaire organiserait la mise au service du langage des différents systèmes de décryptage à des fins d’explication ou de commentaire de l’extase matérielle dont il faut revendiquer l’absolue priorité. L’œil nomade est d’autant plus efficace qu’il est naïf, mais d’une naïveté propédeutique, méthodique, qui consiste à laisser d’abord parler le corps, dans son langage – celui des émotions, des extases, du pathétique -, puis, mais seulement après l’immédiateté de la rencontre, le discours peut advenir, comme adjuvant, excipient, complément, sans jamais tenir lieu de béquille à l’émotion ou de prétexte au jugement de goût.
L’ensemble de la production intellectuelle souffre du vieux phantasme aristotélicien selon lequel il n’est de science que de l’universel. Soyons péremptoires et contre cette science de l’universel avançons une pathétique du particulier. Cessons de nous encombrer des discours qui prétendent encore fonder, poser des bases positives apporter des fondations en vertu de quoi une métaphysique future pourra se prétendre science, plus tard, demain. Il n’est pas une seule preuve, une seule démonstration qui ait convaincu qui que ce soit de modifier ses jugements. Les discours ne séduisent que ceux qui sont déjà d’une sensibilité parente. Les manifestes ont beau vouloir prouver, démontrer, analyser, ils n’emportent aucun suffrage qui ne soit déjà en puissance : c’est leur contenu péremptoire qui ravit. L’enchantement est la loi.
La beauté ne se démontre pas, ni ne supporte les formules. Pas plus elle ne laisse circonscrire dans les discours qui tenteraient d’en rendre justice. Elle s’éprouve, se ressent, se vit. Elle choque un système nerveux, ébranle une physiologie, s’adresse à des zones profondes, des parts secrètes et noires : elle touche les nerfs et la peau ; elle fouille la chair et creuse les âmes ; elle perce les mémoires, les souvenirs et les quiétudes : elle est convulsive – et rien d’autre.
Ensuite, et seulement ensuite, l’intelligence peut fonctionner : l’œil a informé, il est l’ouverture pratiquée dans le corps par laquelle se sont engouffrés des couleurs, des lignes, des formes, des agencements de matière. Ces vibrations-là font leur travail, vont au corps et tâchent de s’en emparer pour le ravir. L’émotion prime et avec elle le plaisir ou le déplaisir, l’indifférence ou la résistance l’incompréhension ou l’évidence. Le pathétique emporte la matière d’un sujet et le brise, le tord, le secoue, l’envahit, le porte, le gonfle. La sensation accomplie, on peut tenter de raconter, d’expliquer ce qu’on a ressenti. Apparaît alors le discours esthétique, toujours en-deçà de l’expérience intérieure, on s’en doute. « 

Michel Onfray

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