En quête de Flow

Le Flow est couramment utilisé dans l’univers de la Performance. Insaisissable, ce mot nous glisse entre les doigts. Difficile d’en parler car il échappe à l’explication et à la raison. Le terme « Flow » prend sa source du vieil anglais flowan, lié au néerlandais vloeien, qui désigne un flot ou une inondation. « Quand on entend un rappeur, on doit le reconnaître par son flow » s’accordent les rappeurs. La perfection d’une performance donne le sentiment de fluidité, de glisse, de continuité, de justesse, d’harmonie, de beauté, d’évidence. L’ensemble de ces qualités trouvent leurs résonances dans la notion de « flow », utilisée couramment en musique notamment dans le jazz, mais également dans le sport. Bizarrement, le « flow » dans le sport n’a aucune traduction acceptable en français. Le terme le plus proche serait peut-être « la glisse » sauf que cette notion est réductrice puisqu’elle ne dit rien du tempo et du rythme qui caractérise toute performance.


LE FLOW N’EST PAS UNE CHOSE MESURABLE NI UNE SUBSTANCE

Le « Flow » exige de trouver des réponses appropriées en tenant compte de l’évolution des contingences de la situation. Le « Flow » induit une notion de musicalité et de rythme. Il consiste en une symphonie orchestrée, où les instruments travaillent de concert au service de la performance. La perception du jeu, des adversaires, des partenaires est à son « climax », permettant ainsi d’accéder à un état optimal favorable à la réalisation de la performance. Mais le Flow n’est pas une chose mesurable, ni une substance, il échappe par-là à toute tentative de saisie définitive de la vérité. La difficulté pour aborder le Flow est l’impossibilité de l’approcher par des mots.

Voilà pourquoi, cette notion est peu abordée par les entraîneurs dans l’univers du haut niveau. La réflexion sur la performance ne peut se limiter à la seule analyse de la partie visible de l’iceberg, à sa partie éclairée par des connaissances nécessaires mais qui nous aveuglent trop souvent. C’est l’histoire de ce pauvre type alcoolisé qui se rend compte en chemin qu’il a perdu sa clé et qui retourne sur ses pas, la nuit dans le noir, persuadé la retrouver sous la lumière du lampadaire. La Performance humaine s’appréhende à l’ombre et à la lumière de chaque parcours singulier. Il y a donc bien ce que l’on voit et ce que l’on peut décrire ; et ce que l’on ne voit pas et que l’on ne peut pas décrire. Et si ce que l’on ne voyait pas était plus essentiel à la performance que ce que l’on voit ? Le Flow flotte comme une ombre. Une vibration. Le corps entre en résonnance avec le temps et l’espace.

Le Flow aborde la performance dans sa dimension intangible. Il s’exprime non seulement dans tous les sports, mais également dans tous les arts, plus généralement dans la vie. Les sports de glisse et plus largement les sports émergeants de l’olympisme en font leur crédo. Les performances dans ces disciplines se caractérisent par des notions « de prise de risque », « d’engagement », « de créativité », « de style »… et plus largement d’une relation au monde que certains réduisent à « un mode de vie », comme si la vie pouvait être à la mode.
Les performances ne sont pas, pour la plupart, chronométrées mais évaluées. Comment ces jeunes français ont-ils développé leurs compétences pour accéder à une telle maitrise de leur art ? Pour les meilleurs, la quête de Flow est une obsession qui les habite. Force est de constater que ces jeunes ont développé leurs habiletés, leurs techniques et leur Flow en dehors des organisations fédérales, lesquelles abordent la performance essentiellement sur ses aspects mesurables et quantifiables.
Le Flow est condition d’émergence d’une performance, ici et maintenant, laquelle ne peut s’envisager comme une l’étoile accrochée en haut d’un sapin, mais comme un état de fragilité, un état de grâce, de totale disponibilité à l’instant, à l’évènement.

Les propos d’Edgar Morin [1] nous engagent à des correspondances :

« Les carences de la pensée (…) nous révèlent l’énorme trou noir dans notre esprit, qui nous rend invisible les complexités du réel. Ce trou noir nous révèle en même temps (et une fois de plus) les faiblesses du mode de connaissance qui nous a été inculqué : celui-ci nous fait disjoindre ce qui est inséparable et réduire à un seul élément qui forme un tout, à la fois un et multiple ; il sépare et compartimente les savoirs au lieu de les relier ; il se borne à prévoir le probable alors que surgit sans cesse l’inattendu. Il est inadéquat pour appréhender les complexités. C’est ainsi qu’ont été compartimenté le sanitaire, l’économique, l’écologique, le national, le mondial. C’est ainsi que l’inattendu (la crise de la COVID) a pris de court États et gouvernements. Ajoutons que la conception techno-économique prédominante privilégie le calcul comme mode de connaissance des réalités humaines (taux de croissance, PIB, sondages, etc.), alors que la souffrance et la joie, le malheur et le bonheur, l’amour et la haine sont incalculables. Ainsi ce n’est pas seulement notre ignorance, mais aussi notre connaissance qui nous aveugle. Les défaillances et carences de connaissance et de pensée au cours de la crise nous confirme qu’il nous faut un mode de connaissance et de pensée capable de répondre aux défis de complexités et aux défis des incertitudes. On ne peut connaître l’imprévisible, mais on peut prévoir son éventualité. On ne doit pas se fier aux probabilités ni oublier que tout évènement historique est transformateur. »
Plus un système est complexe et singulier, plus toute théorie susceptible d’en rendre compte est sous-déterminée, donc incertaine. François Bigrel parle de blessures dans nos croyances en l’objectivité de nos analyses. Une blessure insupportable pour de nombreux entraîneurs.

RÉSISTER A LA TENTATION DE REDUIRE LA PERFORMANCE A SES INDICATEURS


Le réel est le réel. Il n’est pas celui que l’on croit ou que l’on voudrait nous faire croire. Il n’est pas dans la promesse d’une révolution numérique qui serait utilisée un peu plus chaque jour comme un moyen de programmation de la performance. Les datas ne disent rien en elles-mêmes. Toute performance est un évènement qui consacre la rencontre d’un individu, un collectif à une situation de jeu. La performance relève de la condition humaine. Se pencher à posteriori sur les conditions de son émergence relève [2] des sciences de l’interprétation, à fortiori lorsqu’elles disposent de données massives (big data). Il est donc illusoire de prétendre comme le font les prophètes de l’intelligence artificielle, « qu’avec assez de données, les chiffres parlent d’eux-mêmes » en sorte que nous n’aurions bientôt plus besoin de penser. »

Sous-jacent, il y a là un rêve d’harmonie par le calcul. Si le flow est incalculable, comment calculer l’ « Incalculable ». Seule solution, ne pas en parler, ne pas le traiter, ne pas le placer au centre de toute performance. Le flow n’intéresse ni nos gouvernants, ni nos experts. Une gouvernance par les nombres et les datas tente de s’affranchir du réel et de l’humain tout en revendiquant le contraire. La vision de la performance humaine s’efface au profit de la technique. [3] « Le gouvernement des personnes fait place à l’administration des choses et à la direction des opérations de production » conduisant à l’extinction progressive de l’État. »

Le risque majeur serait d’envisager par le prisme d’outils programmatiques pour renseigner des indicateurs de performance coupés de l’expérience concrète de la tâche à accomplir. « Pour le dire avec les mots des médecins s’opposant aux réformes hospitalières inspirées du New Public Management : « on nous demande de soigner l’indice plutôt que les patients ». Faudrait-il rentrer à la maison ? Certainement pas. La tentative de comprendre le réel est nécessaire pour celui qui tente d’accéder à la performance.

QUAND MO FARAH VOLE SUR LA PISTE !


Quelle émotion d’assister aux entraînements de Mo Farah sur les hauteurs de Font-Romeu ! Il caresse, il vole, il griffe, il échappe à cette pesanteur, à cette lourdeur qui nous donne le sentiment de nous écraser au sol à chaque foulée. Pauvres terriens ! Nous sommes tel l’albatros cloué au sol, impotent gauche et veule qui laisse piteusement ses grandes ailes blanches, comme des avirons traîner à côté de lui. D’où vient ce « Flow » ? Comment Mo Farah est-il devenu Mo Farah ? C’est la question essentielle à se poser pour tous ceux qui accompagnent les athlètes. On aimerait avoir une réponse définitive de façon à régler la question de la performance une fois pour toute.
Mais le « Flow » ne se mesure pas comme les « lactates ». Peut-être une explication pourquoi ce terme n’est pas au cœur de la réflexion sur la performance. Le Flow n’est pas une boite de haricots dont la composition et la valeur nutritive nous en révèlerait sa saveur. Juste une quête de saveur, de réconciliation de soi avec soi, d’unité.
Mais pour que le Flow puisse éclore, il est nécessaire que l’athlète se désencombre de tout ce qu’il a appris, s’accorde à lui-même et à son environnement pour performer en situation. Dans le monde de la musique, le cas de Dramatik est particulièrement éclairant. Dès lors qu’il rappe, il perd son bégaiement. « Si je bégaye, c’est que je n’ai pas de rythme établi. Je m’en cherche un à tous les mots. Quand je rappe, je suis comme Superman. Mon débit est déjà établi. C’est fluide. Ça coule. Quand je parle, mon flow est cassé. Quand je rappe, il est fluide. En moi, quand je rêve, je ne bégaye jamais. »

Pour faire tourner la boutique, le monde de la psychologie du sport a bien opéré quelques tentatives pour définir le Flow et le mesurer (e.g., Jackson & Marsh, 1996 ; Jackson & Eklund, 2002). De manière un peu systématique la tentation est forte d’isoler, d’identifier des indicateurs, de mettre en place des outils de mesure, … comme s’il s’agissait d’un objet. L’utopie d’une normativité entièrement calculable, que l’on pourrait décortiquer comme des crevettes, la gouvernance par les nombres sape les bases mêmes d’un calcul rationnel. Non pas que cela ne soit pas intéressant, mais ces outils ne disent rien de la condition humaine, seule à même de comprendre le Flow, le flair, la grâce, … C’est donc bien un changement de paradigme qui s’impose et qui exige que nous soyons collectivement au clair sur la vision de l’homme et de la performance humaine.

QUAND J’AI COMMENCÉ À PRATIQUER MON MÉTIER,JE VOYAIS TOUT LE BOEUF DEVANT MOI

L’acquisition du « Flow » suppose de développer cette aptitude à l’efficacité de l’action. Un petit texte d’apparence anodine, publié par le penseur antique chinois, Tchouang-Tseu, traduit et étudié par le sinologue, J.F Billeter [4], propose une analyse de la maîtrise de l’action qui s’apparente au « Flow » recherché par tous les entraîneurs. Un parallèle s’impose.

QUAND J’AI COMMENCÉ À PRATIQUER MON MÉTIER,JE VOYAIS TOUT LE BOEUF DEVANT MOI

Le cuisinier Ting dépeçait un bœuf pour le prince Wen-houei. On entendait des « houa » quand il empoignait de la main l’animal, qu’il retenait sa masse de l’épaule et que, la jambe arque-boutée, du genou l’immobilisait un instant. On entendait des « houo » quand son couteau frappait en cadence, comme s’il eût exécuté l’antique danse du Bosquet ou le vieux rythme de la Tête de Lynx. « C’est admirable ! s’exclama le prince, je n’aurais jamais imaginé pareille technique » ! Le cuisinier posa son couteau et répondit : « Ce qui intéresse votre serviteur, c’est le fonctionnement des choses, non la simple technique ! » Quand j’ai commencé à pratiquer mon métier, je voyais tout le bœuf devant moi. Trois ans plus tard, je n’en voyais plus que des parties. Aujourd’hui, je le trouve par l’esprit sans plus le voir de mes yeux. Mes sens n’interviennent plus, mon esprit agit comme il l’entend et suit de lui- même les linéaments du bœuf. Lorsque ma lame tranche et disjoint, elle suit les failles et les fentes qui s’offrent à elle. Elle ne touche ni aux veines, ni aux tendons, ni à l’enveloppe des os, ni bien sûr à l’os même. (…) Quand je rencontre une articulation, je repère le point difficile, je le fixe du regard et agissant avec une pudeur extrême, lentement je découpe. Sous l’action délicate de la lame, les parties se séparent dans un « houo » léger comme celui d’un peu de terre que l’on pose sur le sol. Mon couteau à la main, je me redresse, je regarde autour de moi, amusé et satisfait, et après avoir nettoyé la lame, je le remets dans le fourreau.
BILLETER (J.F.). – Leçons sur Tchouang-Tseu. Paris : Allia, 2004, p.16. Chap. III, Nourrir en soi la vie.

Ce texte fait écho à un entretien avec un entraîneur de natation qui m’avait sollicité pour l’observer et éventuellement lui donner mon avis sur son enseignement. Sa démarche faisait suite à une séance dure à laquelle, de toute évidence, ses nageurs n’avaient pas adhéré. Il y avait là, manifestement, une question de communication et de différence de représentation de la nage et de ses exigences, entre les nageurs et l’entraîneur.

JE CROIS QUE J’AI GAGNÉ EN FLUIDITÉ


Lorsque je demande à l’entraîneur s’il sollicite la parole de ses nageurs, il me répond par l’affirmative en donnant l’exemple d’une situation qui s’était déroulée l’année précédente. Interrogée sur son ressenti, la jeune nageuse lui avait parfaitement décrit la succession des actions engagées pour bien nager, à la grande satisfaction de son entraîneur.L’entraîneur repose alors, un an plus tard, la même question à sa nageuse : « sur quels aspects penses-tu avoir le plus progressé par rapport à l’année dernière ? »
Après un certain silence, traduisant son embarras, elle répond : « J’ai gagné en fluidité ». Réponse qui, assurément, ne répond pas à l’attente de son entraîneur. « Mais l’année dernière, tu m’avais précisé plein de choses », relance son entraîneur. « Je crois que j’ai gagné en fluidité », confirme-t-elle avec concision.

Dans la mesure où c’est le corps qui parle, c’est très compliqué d’expliquer et de rendre les choses lisibles, limpides et cela devient souvent un problème. Comment un athlète s’approprie-t-il la question, le problème ? Quel message donne-t-il à voir, à entendre, à comprendre ?

Cet exemple est révélateur de la modification des représentations de cette nageuse, pour laquelle, l’essentiel de la natation n’est plus dans la recherche d’un ajustement de parties du corps, tel le débutant cuisinier de Tchouang-Tseu qui découpe le bœuf, mais dans la recherche de « cette fluidité », gagnée en glissant sur l’eau sous l’action délicate de son corps, en repérant les zones de transition difficiles où ses appuis vont pouvoir maintenir et augmenter sa vitesse de déplacement en suivant les linéaments de l’eau.

Cela nous interroge également sur les représentations de ce jeune entraîneur, dont les propos trahissent une certaine représentation de la performance et du geste juste. En fait, l’entraîneur attend une réponse qui correspond à sa propre analyse.« J’ai gagné en fluidité » paraît cependant un point de départ intéressant pour repenser l’efficacité d’un geste et redonner du sens au verbe « nager », qui consiste à se déplacer sur l’eau d’un point à un autre, le plus rapidement possible dans le cadre de la compétition.

Nous avons tendance à résoudre nos problèmes en faisant appel à des solutions techniques suggérées par le monde des choses dans lequel nous vivons. Le nageur doit apprendre à glisser sur l’eau comme l’enfant doit apprendre à vivre, mais il est corrompu par les réponses de l’entraîneur, comme de la société.

Le nageur poisson Pierre Andraca, apprécié par les spécialistes pour la qualité de sa glisse, témoigne de ses nombreuses années d’entraîneur en Nouvelle Calédonie : « La natation est d’abord une histoire de glisse, de pénétration et de réduction des résistances à l’avancement. C’est en partant de l’observation de dauphins jouant à l’étrave des bateaux, que l’on a eu l’idée de tenter de les imiter (avec l’aide d’une paire de palme). Ce qui m’a interpellé, c’est qu’ils font très peu de mouvement. Après plusieurs échecs à nous maintenir dans la vague créée par le bateau, on s’est rendu compte que la priorité était de garder le bassin (le corps) extrêmement gainé (condition sine qua non pour profiter de la vague générée par le bateau), plutôt que de se battre avec l’eau pour se propulser. Cela fut extrêmement épuisant. Je suis convaincu que la priorité devrait être portée sur ces aspects-là dans la formation initiale des nageurs alors que de nombreux entraîneurs se focalisent prématurément sur la propulsion et le gain de force. »

C’est à partir de ce qu’il est, de cette glisse qu’il a développé tout au long de son parcours de nageur, que cet entraîneur élabore une vision du haut-niveau, puisée à la source de l’expérience vécue et de l’observation au plus près des phénomènes. « Créer c’est toujours parler de l’enfance », disait le poète et résistant Jean Genet.
Il est important d’apporter des réponses, bien sûr, mais elles ne peuvent être que provisoires parce qu’elles appartiennent à l’histoire de l’athlète et de l’entraîneur. « Aujourd’hui, on ne peut plus se connaître soi-même sans connaître, apprécier la situation dans laquelle on est. On ne peut rien dire d’utile sur quiconque tant qu’on ne parle pas de sa situation. »[5]

La façon dont un athlète va s’y prendre est liée à sa façon dont il envisage la situation. L’entraîneur joue un rôle important dans la mesure où toute proposition de mise en situation est le reflet de ses représentations et de son analyse. Le but de l’entraîneur est d’aider l’athlète à entrer dans la situation en l’invitant à répondre aux questions primordiales : « Comment se fait-il que tu acceptes cette situation, que tu y coopères, que tu y participes ? » Si l’athlète perçoit l’intérêt d’une situation, cela l’engage alors à inventer ses propres solutions.

Lorsque l’entraîneur laisse le mot « fluidité » prononcé par cette nageuse, en suspens, il refuse de s’y confronter. Se satisfaire de la réponse de « fluidité » ne suffit pas. Le terme de « fluidité » doit être interrogé à son tour, au regard de la représentation que s’en fait cette nageuse, au sens qu’elle donne à ce terme. « J’ai gagné en fluidité » peut signifier une meilleure sensation de glisse, le sentiment d’opposer une moindre résistance à l’eau, une meilleure pénétration, une réduction des forces de frottement, de friction, une plus grande efficacité du geste, un meilleur rendement, … Il est donc bien nécessaire de creuser le mot afin de cerner le sens que lui donne l’athlète. Car la fluidité est un concept insaisissable, à la forte propension à glisser et à déborder de toute part. Envisagée du point de vue d’une corporéité interne, la notion de fluidité s’attache à proposer une gestuelle continue et sans accroc, une douceur qui favorise l’épure et l’économie du geste. Le terme de fluidité est alors sujet à toutes les interprétations. Il peut « tout » dire comme ne « rien » dire. L’entraîneur doit considérer ce terme comme un point d’appui à partir duquel il va pouvoir interroger la performance. « Pourquoi ? Pourquoi ? Pourquoi ? »

Les entraîneurs ne peuvent pas encourager les athlètes à s’exprimer sincèrement s’ils restent figés dans l’attente d’une réponse attendue. Une vie se découvre dans ces fragments, encore et toujours actifs, qui se construisent et s’articulent en savoir. Chaque athlète a ses bribes, ses mots, ses sonorités qui affectent son corps. Les entraîneurs doivent veiller à ce que l’expérience de la parole n’épuise pas les athlètes, ni ne se résume à un fade enchaînement de mots tiroirs, attendus par l’entraîneur. Lorsque la parole va du côté de l’épuisement, elle devient inerte, perd son énergie potentielle et porte en elle les poussières de la mort. Soumis aux mêmes questions, les athlètes ont tendance à donner les mêmes réponses. Souvent, les mots utilisés font barrières, sont remparts. Ils participent d’un système de défense extrêmement efficace. Il est donc nécessaire de les soulever délicatement un par un pour retrouver le souffle, le vivant, le vif. Mais cette démarche concerne autant l’athlète que l’entraîneur.

Ainsi, de la notion de fluidité, plutôt vague, l’entraîneur peut créer un déplacement où ce terme existe, non plus de manière libre et isolée, mais en cohérence et en dialogue permanent avec les notions de fréquence, trajectoire, rythme, efficacité du geste… En partant de la « fluidité », évoquée par cette nageuse, un glissement intelligent peut s’opérer pour favoriser l’apparition d’éléments essentiels à l’amélioration de la performance.
Plutôt que de fuir ces mots d’apparence opaque ou de les stigmatiser comme de simples abstractions, il est nécessaire de les considérer comme des mots du réel. Il s’agit alors de chercher des voisinages, de remonter en amont sur les causes, en aval sur les conséquences, et inviter l’athlète à creuser ces mots, à les ouvrir, à les préciser, à les affiner, à les mettre en tension, à engager des correspondances et, ainsi, aider les athlètes à mieux se situer au regard de leurs performances.
Il ne suffit pas de dire que leurs réponses sont bonnes ou mauvaises. Il faut comprendre pourquoi ces paroles sont prononcées et s’appuyer sur ces mots comme un levier, pour les aider à comprendre où ils en sont. Il est nécessaire de regarder objectivement à l’intérieur des mots prononcés par les sportifs et voir pourquoi ils sont attachés à ces représentations. Il ne s’agit pas de se demander : « Qui est cette nageuse ? », mais plutôt : « Où en est-elle de sa relation avec l’eau ? »

Chaque mot, « fluidité » ici, éclaire une partie du problème et trouve sa propre victoire et son propre achèvement, mais les réponses présentent toujours une faille dans laquelle la question s’immisce à nouveau. Il faut donc toujours retourner le problème. Encore et encore, pour accéder à l’essence des choses et nourrir de sens les propos partagés entre athlètes et entraîneurs.

J’AI RENDEZ-VOUS AVEC LA CONTINGENCE

Quand l’athlète (ou l’entraîneur) pense à la façon de mieux performer, il a souvent tendance à  mettre le geste, la technique, le mouvement en arrêt. Comme s’il y avait quelque chose à arrêter. L’attente, l’intention, laisser infuser les choses, sont des termes utilisés dans la langue de l’entraîneur, qui renvoient à la notion du temps. On peut comprendre  le besoin de figer les choses, d’arrêter le flux, d’images, d’informations, parfois contradictoires qui nous assaillent.
Or, la superposition d’images fixes ne peut rendre compte de la complexité d’un geste qui prend toute sa dimension dans l’espace-temps. C’est justement l’action qui permet à l’athlète de se définir par rapport à la tâche, et de rechercher des sensations en lien avec les notions de rythme et d’intensité. Se désencombrer suppose d’éprouver le geste dans une certaine continuité rythmique, harmonique, et d’accueillir la discontinuité comme possibilité d’ouverture. Lorsque cette nageuse affirme qu’elle a gagné en fluidité, elle prend conscience, a posteriori, qu’elle a dénoué des déséquilibres et des discordances pour créer un ordre nouveau dans son organisation gestuelle. Elle est donc passée à un niveau supérieur, où il faudra de nouveau avoir un rendez-vous aussi permanent que possible, mais forcément discontinu, avec la contingence. L’athlète et l’entraîneur sont donc toujours en combat avec leur mémoire, par le fait qu’ils sont, l’un comme l’autre, débordés par un flux continu d’énergie, d’informations.

Voilà pourquoi, il est parfois nécessaire de prendre le temps de parler, de ralentir les choses, de chercher le sens caché des mots et, éventuellement, de noter sur un carnet d’entraînement ces traces, sensations, ces sentiments qui émergent. L’écriture constitue un excellent exercice dans la mesure où elle exige une structure et impose la lenteur. Parce que la performance va trop vite, il faut la freiner pour la comprendre, pour que l’imagination puisse se déployer dans sa liberté. Et c’est dans le frein, au fond, que ça avance. Voilà pourquoi, l’entraîneur a besoin d’un cadre, de règles, d’indicateurs de performance, pour lui permettre de se poser, de ralentir le temps, afin que ses propos éclairent la performance. Cette démarche permet de donner une structure, une architecture pour analyser la performance et éviter la dispersion. Si l’entraîneur comme l’athlète n’arrivent pas à canaliser ce flux pour laisser passer l’essentiel et se mettre ensemble au diapason, ils pourront discuter longtemps sur le pourquoi, le comment, sans jamais réellement créer cette connivence indispensable pour avancer sur la question de la performance. Pour contenir le flux qui opère dans une performance, il est nécessaire de le ralentir, de lui donner une architecture, une structure, et puis à un moment donné les choses se précipitent, jaillissent et s’imposent au corps, sans aucune validation de la conscience et de la raison.

CE N’EST PAS LA MUSIQUE QUI M’INTÉRESSE MAIS LA CRÉATION (…)

Je pense qu’aujourd’hui, je suis devenu tellement fluide dans ma capacité d’écrire, que ce n’est jamais un problème pour moi d’écrire de la musique. Je suis ce qu’on appelle un virtuose. C’est plutôt un problème. C’est comme si je pouvais me sortir de toutes les situations techniques et c’est assez dangereux. Car cette virtuosité peut être un masque. (Car on est incité à jouer pour épater les gens sans se risquer à mettre des choses humaines simples et profondes). Avec l’écriture, je suis là quelque part, et pour le coup ce « là » pousse à une intériorité qui est en même temps une antériorité. C’est à dire qu’elle me ramène toujours aux origines. Elle me ramène à l’avant. Si je m’interroge sur cet avant, cela peut me ramener très très loin. A la petite enfance naturellement. C’est aussi pourquoi je fais ce métier. Je passe mon temps à me défendre, à dire que ce n’est pas la musique qui m’intéresse, mais la création. En un sens c’est vrai ! Mais pourquoi est-ce la musique ? Pourquoi cet art là ? Je n’étais pas précisément doué pour la musique ! Pourquoi est-ce là où « ça » se dit ? Pourquoi ça se dit là ?

DECHAMBRE (V) dir., DHERET (J.), MITELMAN (M.), A NSERMET (F.), GEORGES-LAMBRICH (N.), SIQUEIRA (P.). – Pascal Dusapin, Flux, Trace, Temps, inconscient : entretiens sur la musique et la psychanalyse. Paris : Editions Nouvelles Cécile Defaut, 2012. 184 p.

La création est le moment où les choses se précipitent. C’est à dire que ce n’est ni l’avant, ni l’après, c’est une précipitation, dans l’instant. La précipitation engendre un déséquilibre, lequel amène de nouvelles propositions.
Freinage et précipitation restent coordonnés et asservis à l’instant de la performance. A un moment donné, il y a une urgence, un besoin pressant. Cela ressemble à une mise en abime sous contrôle. Lorsque je parle, j’hésite, je ne suis pas clair, je cherche des mots qui se bousculent et s’imposent sans que j’aie eu le temps de les trier, de les rejeter, de les placer. Je ne peux pas résoudre le problème ou répondre aux questions mot à mot. C’est le même processus dans la réalisation d’un geste. Une succession d’images stroboscopiques, comme l’analyse technique d’un mouvement ou d’une chorégraphie, ne rend pas compte de la nécessité de maintenir un rythme, un flux… Toute prise de décision en situation s’inscrit dans une urgence, une nécessité supérieure à celles des images et des mots, parce que, là, tout va encore plus vite. ET le Flow de prendre la main.

[1] Morin Edgar, Changeons de voie – Les leçons du Coronavirus – Éditions DENOËL 2020, P.48, p.49.

[2] SUPIOT ALAIN La gouvernance par les nombres. Edition Pluriel, P14

[3] SUPIOT ALAIN La gouvernance par les nombres. Edition Pluriel, P239
Friedrich Engels, Anti-Düring (1878), trad. Émile Botigelli, Paris, Éditions sociales, 1971, p. 317.

[4] BILLETER (J.F.). – Leçons sur Tchouang-Tseu. Paris : Allia, 2002, p.16.

[5] BOND (E.), TUAILLON (D) – Entretien avec David Tuaillon. p. 112.

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