CACHEZ MOI CE BIAIS QUE JE NE SAURAIS VOIR !

Plus que jamais, il apparait aujourd’hui, que le succès de Paris 2024, évalué en nombre de médailles, relèverait de l’identification de couloirs de performance à partir d’indicateurs croisés, répertorié dans une large base de données (DATA HUB). L’usage que font les sciences des statistiques est problématique car ces dernières sont le lieu du « non-événement » alors que justement la performance humaine est « événement ». Et cet évènement est toujours porté par la singularité irréductible des acteurs concernés.
Des moyens considérables ont été alloués en France au développement de la DATA et à la recherche dans l’univers de la haute performance.

Dans le monde du sport, les « experts » des disciplines sportives (entraîneurs, directeurs de performance, spécialistes, …) concernées s’appuient sur les « chercheurs » pour développer différents projets de recherche. Mais cette recherche est-elle au service de quelle vision de la performance ? Au service de quelle vérité ? Faudrait-il être consensuel ou s’autoriser à avancer un point de vue alternatif ?

Le premier qui dit la vérité doit être exécuté

chantonnait Guy Beart

La question comme la tentative de réponse restent pourtant essentielles.
C’est toujours à partir de leurs connaissances, de leurs expériences, de leurs parcours… de leurs représentations de la performance que s’élabore la commande des « experts » des fédérations. Connaître leur vision de la haute performance devrait être un préalable. Quel est leur parcours ? Quelle est leur vision ? Quelles réflexions portent-t-ils sur l’émergence de la haute performance ? Quelles connaissances ont-ils de l’histoire des meilleurs sportifs français et internationaux dans leurs disciplines ? Quelles sont leurs relations aux sciences, à la notion de contingence ? Quelle est leur culture ? Quelles sont leurs lectures ? … tant le point de vue de ces experts est déterminant pour définir des orientations stratégiques argumentées auprès des athlètes, des entraîneurs, des structures fédérales et l’ensemble des partenaires. Cette vision nécessite être affirmée et partagée.  

On ne se définit pas par des positions, on se définit par des trajectoires.

MICHEL FOUCAULT

Mais la plupart de ces questions non posées resteront sans réponse. Pas surprenant alors que les commandes auprès des laboratoires de recherche soient biaisées car elles relèvent encore trop souvent de l’unique point de vue du commanditaire.

Il aurait été certainement judicieux qu’en préalable à la commande de projets de recherche, un débat ait été organisé avec les entraîneurs et « experts » des fédérations pour dégager une ligne claire sur une vision partagée de la haute performance. Il serait logique que cette démarche soit engagée, à priori, par les « directeurs de performance » placés auprès des fédérations.
On aura beau clamer haut et fort que l’athlète et l’entraîneur sont au centre du projet de performance, leur voix est subtilisée dès lors que les choses sérieuses commencent. Cette démarche aurait dû faire l’objet d’un large débat entre entraîneurs en s’appuyant sur la culture et l’histoire de chaque fédération. Il conviendrait, non pas d’entrer en résistance mais de lever les résistances, pour tenter collectivement d’envisager tous ces biais que l’entraîneur, « l’expert », « le chercheur » introduit à son insu, lesquels influencent considérablement ses représentations, ses méthodes et contenus d’entraînement, et plus largement sa relation au savoir et à la vérité scientifique.
Quant aux « chercheurs », non seulement ils ne peuvent évidemment pas garantir qu’ils ont assimilé parfaitement le point de vue des « experts ». Et même si les « chercheurs » ont tout compris, ils introduiront nécessairement, à leurs tours, des biais. Ainsi, tout est potentiellement source de biais.

Il est donc nécessaire de combattre toute fabrique du consentement qui consiste à croire a priori sans aucun acte de rébellion intellectuelle ce qu’on nous dit, ce qu’on voit et ce qu’on apprend. Cet acte d’autodéfense intellectuelle doit être porté aussi bien dans l’univers des entraîneurs (et des athlètes) que dans l’univers des scientifiques. Il faut ainsi se méfier de soi-même en remettant en question ce que l’on pense et ce que l’on perçoit de la réalité.

L’homme n’a pas encore été capturé

Nous rappelle le poète Valère Novarina
Le fils de l’homme – René Magritte

Dans la vie courante et plus particulièrement dans le domaine de la performance sportive, nos visions parfois déformées des gens, des cultures et des choses, peuvent biaiser nos jugements et nos perceptions. Dans l’affirmation de son point de vue, l’entraîneur, ne peut éviter les « Biais » dans la mesure où la plupart de ses interventions et propositions relèvent de données subjectives. L’important est d’en avoir conscience, si possible de les identifier, de les reconnaître et de les interroger.

Le terme Biais change tout. Il permet de comprendre que la réalité dont chacun peut être convaincu n’est pas le réel. S’interroger sur nos Biais est une façon de de faire un pas de côté pour, soudain, découvrir les choses sous une autre lumière.
Depuis notre enfance, nous développons des biais cognitifs. Certains proviennent de notre culture et de notre environnement ; d’autres se forment au gré de nos expériences. Les biais algorithmiques résultent de ces biais cognitifs.
Comprendre ce passage de « nos » biais aux « biais algorithmiques » est essentiel pour porter un regard critique sur les technologies qui nous entourent aujourd’hui. Comprendre l’origine des biais dans nos comportements sociaux, c’est comprendre une partie des mécanismes des « biais algorithmiques » : comment ils s’introduisent, puis se propagent dans les simulations numériques que nous produisons et les technologies que nous utilisons.
On le voit tous les jours dans les enquêtes d’opinion lesquelles se trompent souvent du fait qu’elles accordent trop d’importance à certaines informations et en négligent d’autres.

« Les chercheurs ont une vision biaisée de ce que sont les biais, et de la façon dont ils s’expriment… » explique l’éminente scientifique et entrepreneure Aurélie Jean dans un récent ouvrage : De l’autre côté de la Machine. Voyage d’une scientifique au pays des algorithmes. Et de poursuivre : « Je pensais pouvoir garantir l’absence de biais car je justifiais rigoureusement et systématiquement chacune des hypothèses que je formulais dans l’algorithme, mais tout modèle est par essence une approximation, dont la pertinence dépend de celui (ou celle) qui le développe. « Le modèle n’est qu’une grande hypothèse, résume George (C. Engelmayr). Il se base sur des choix conscients et inconscients, et dans chacun de ces choix se cachent nos propres perceptions qui résultent de qui nous sommes, de nos connaissances, de nos profils scientifiques et tant d’autres choses. »
En d’autres termes : toute modélisation reste une approximation de la réalité ; et même si mes hypothèses sont bonnes, je dois voir plus large : si elles se basent sur des données biaisées, mon algorithme le sera aussi. »

Un cardiologue, un entraîneur, un spécialiste des Data, n’envisagera pas la contraction cardiaque de la même manière. Des univers les séparent. Pour le cardiologue, la contraction cardiaque est envisagée sous le prisme de la cellule cardiaque comme entité physiologique où se produisent un ensemble de réactions physico-chimiques et électriques dont les données recueillies doivent répondre à des critères normatifs (électrocardiogramme,) permettant d’identifier le normal de l’anormal (pathologique).
Pour le spécialiste de l’entraînement et de la préparation physique, l’évaluation de la contraction cardiaque se mesure essentiellement en termes de fréquences et de cinétique en fonction de l’intensité et de la durée de l’effort de façon à identifier les zones d’entraînement les plus appropriées. Pour le spécialiste des Data, la contraction cardiaque est envisagée en termes de mesures de paramètres, susceptibles d’être mis en corrélation grâce à des algorithmes.
Autant de façons si différentes de voir le monde ! Ce simple exemple justifie à lui seul la nécessité d’une collaboration entre les spécialistes d’horizons divers pour développer des modèles les plus réalistes possibles, et donc les moins biaisés.

La réflexion sur la haute performance doit aller bien au-delà du regroupement de compétences techniques et scientifiques. Elle doit associer de prime abord les entraîneurs. C’est la seule solution pour s’assurer que la commande soit le fruit de la réflexion des entraîneurs sur la haute performance et non la vision d’un expert, aussi pertinent soit-il.

Compte tenu de la complexité de la condition humaine, la posture de l’entraîneur devrait consister à adopter une position sceptique, seule à même d’interroger toutes les propositions et affirmations susceptibles d’éclairer la performance sportive. Il s’agit là de développer un esprit critique affuté pour tenter de traquer les biais possibles en évitant une fascination facile par les Data et les nouvelles technologies dans la mesure où celles-ci structurent à notre insu notre rapport au réel et au monde.

Francis Distinguin

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