Équipe de France Volley-Ball : « L’âme d’une équipe »

Jean Patry fut un des acteurs décisifs de la sélection olympique de l’Équipe de France de Volley-Ball en ce 12 janvier 2020. « Quelque chose s’est créé cette semaine : une âme qui nous a permis de marcher sur l’eau. » dira Jean Patry à l’issue du match.
Que s’est-il passé ? Comment la glorieuse incertitude du sport a-t-elle fait pencher la balance du côté des tricolores ?

C’est la question posée à Jean Patry par la voix et l’écriture de son grand père Alain Hébrard, éminent professeur d’EPS, toujours engagé à interroger le réel, partager et transmettre.
Son écriture nous permet ainsi d’accéder à l’indicible, à la magie, au miracle. « Il n’y a que deux façons de vivre sa vie : l’une en faisant comme si rien n’était un miracle, l’autre en faisant comme si tout était un miracle « nous souffle à l’oreille Albert Einstein.
Comme toujours dans l’art et le plus souvent dans la vie, le suggéré, le non-dit, l’indéfini portent un message d’une puissance sans limites. Et c’est peut-être dans ces interstices que peut s’interroger subtilement les conditions d’émergence de la haute performance, au plus près de l’activité humaine. Nulle prétention de vérité ici, juste quelques indices pour nous permettre d’approcher au mystère de la performance. Il faut toujours partir du concret, d’un acte, d’une parole, pour remonter à la source, en amont du fleuve ou de la rivière, et tenter de revenir à l’origine de la bifurcation, à cet endroit où l’équipe de France a su inventer les conditions de sa réussite. »Si vous voulez inventer, il faut sortir du chemin. Bifurquer » disait encore récemment notre regretté Michel SerresPrêter sa voix à ceux qui ne peuvent trouver les mots pour exprimer ce qu’ils ont vécus et « pensent avec leurs pieds« , offrir humblement son écriture à son petit-fils, c’est d’abord un acte d’amour, d’empathie et de transmission.  mais aussi l’espérance d’accéder à la matrice, à la source de toute performance humaine. 

Conseiller technique du ministre de l’Éducation nationale, doyen du groupe EPS à l’inspection générale, présidant des concours de l’agrégation et du CAPEPS, Alain Hébrard a notamment publié un ouvrage de référence : L’éducation physique et sportive – Réflexions et Prospectives – Revue Staps / Revue E.P.S.1986.

__________________________________

TEXTE D’ALAIN HÉBRARD AVEC LA COMPLICITÉ DE SON PETIT FILS JEAN PATRY

Samedi 4 janvier 2020, Berlin, TQO
Journal le Monde : « Lorsque un sport mineur ne participe pas aux jeux, il tombe plus rapidement dans l’oubli » (Laurent Tillie).
« Les joueurs sélectionnés devront disputer cinq matches en six jours pour tenter d’arracher leurs billets. »

Huit jours après: « Les larmes de l’entraîneur Laurent Tillie en disent long sur le chemin de croix parcouru par ses hommes… Pour lui et ses adjoints qui dirigent l’équipe de France de volley-ball depuis 2012 ce TQO ressemblait et à une dernière aventure. Rien ne lui aurait été reproché et les absents auraient eu tort plutôt que lui en cas d’élimination, celle que chacun leur prédisait, eux les premiers sans doute pour se ménager le statut confortable de de ceux qui n’ont rien à perdre. Mais une absence aux JO de Tokyo aurait ressemblé, pour cette équipe, au point final d’une aventure de huit ans, commencé en trombe – demi-finalistes mondiale en 2014, vainqueure de la Ligue mondiale et championne d’Europe en 2015 – puis tout en chaos depuis la désillusion des jeux de Rio (9e). » « Oui bien sûr, lors de la demi-finale contre la Slovénie, après deux sets, j’y ai pensé » (Laurent Tillie).
« Point final d’une aventure »… il y avait donc tout à perdre ! Il fallait une force mentale pour se dire et se convaincre qu’il n’y avait rien à perdre. Ce furent les mots de Laurent Tillie dans sa causerie d’avant match contre la Serbie et ceux de Jean Patry interviewé à l’issue du premier match gagné 3-0 contre l’équipe championne d’Europe 2019.

Journal Libération, le 11 Janvier : Quel moment vous restera plus particulièrement en mémoire ? « Le briefing avant le premier match, contre les Serbes. » (Laurent Tillie). « Sérénité…rien à perdre…sûr de ce qu’on fait… » tels ont été ses mots. « On s’est dit qu’il n’y avait rien à perdre, on a joué sans pression, ça s’est vu. » (Jean Patry, le 5 janvier)

Journal L’équipe, le 11 janvier : « Ils ont atterri en Allemagne jeudi dernier comment on va à un enterrement, l’estomac noué. D’habitude si diserts et joyeux, les bleus n’évoquaient qu’à demi-mots l’objectifs olympique fixé, promis au seul vainqueur du tournoi européen de qualification olympique.
« Au loin, il semblait quasi impossible d’apercevoir la moindre enseigne lumineuse Tokyoïte. Trop de brouillard dans les larges avenues calmes de Berlin. Trop de doutes dans les têtes, surtout après une préparation tronquée, effectuée à Tours sans match amical et avec pour seule compagnie l’annonce, chaque jour, de nouveaux forfaits ou de gros coup dur. « On ne faisait pas les malins à notre arrivée, raconte le capitaine Benjamin Toniutti. On ne savait pas comment on allait jouer ni ce que cela allait donner ».
« Dès le premier match on a vu. Face à la Serbie championne d’Europe les Français étonnants de concentration donnent la leçon (3-0) …Idéal pour lancer leur tournoi et « booster » leur confiance. La suite s’est écrit avec des hauts et des bas, des sourires et les larmes… » Les sourires d’un groupe en confiance et les larmes de Laurent Tillie à l’issue de « l’incroyable miracle de Berlin ».

Premier match, France-Serbie.
Dimanche 5 janvier : L’équipe entre sur le terrain en cachant ses doutes. Tiendra-t-on en défense ? Que va-t-il se passer à la pointe du combat ? Dès les premières balles, la réception « tient », le pointu transperce le bloc adverse. N. Gapeth, le « taulier » vient féliciter et rassurer le jeune attaquant.

Peut-être est-ce à ce moment que lui est venue cette pensée en forme de haïku japonais qu’il répètera huit jours plus tard : « Jeannot, arrive avec son sac à dos, foutu de nous amener à Tokyo ! ». Tous, venus des quatre coins de la planète volley, fatigués par de trop longues compétitions estivales, entrent en « fusion ». En cet instant, sans doute, sans un mot partagent-ils quelque chose en commun comme un écho aux propos du vestiaire : « Oui, on n’a rien à perdre … oui on peut gagner … on peut y arriver … ensemble c’est possible. »
Chacun devient l’espoir de chacun. Flotte l’esprit, une âme rode〈1〉!

La glorieuse incertitude
Ils avaient tout à perdre et ils se sont dit qu’ils « n’avaient rien à perdre ». Dès les premières balles du premier match ils ont « cru pouvoir gagner » et au bout du bout ils déclarent ravis « c’est incroyable ». C’est qu’on ne peut être sûr de rien. C’est cela la « glorieuse incertitude » du sport, où, à tout moment tout peut s’inverser. C’est bien ce qui fait du sport une école de la vie où on apprend à affronter l’incertitude. L’aventure humaine nous montre chaque jour que c’est « l’improbable qui est toujours probable »〈2〉 et qu’il est difficile sinon impossible de prédire l’avenir.
Pour affronter l’avenir, ses incertitudes et ses dangers, l’homme est un « animal social »〈3〉, sa nature est celle d’un « solitaire/solidaire »〈4〉 , capable d’empathie, capable d’entrer en résonnance avec ses semblables, capable de s’accorder pour agir collectivement.

Du collectif à l’équipe
Un collectif n’est pas un groupe. Un regroupement de joueurs ne fait pas une équipe.
Une équipe c’est un « tout » qui est autre chose que l’addition des « parties » qui le compose.

Les parties et le tout
En sport collectif réunir de « bons » joueurs ne suffit pas à faire une « bonne » équipe. La performance d’une équipe n’est pas la somme des actions individuelles de chacun des joueurs agissant côte à côte et successivement selon leurs motivations propres, quand bien même ils poursuivent un but commun. Il faut, dit-t-on, « que la mayonnaise prenne » c’est-à-dire que les ingrédients, les individus réunis, s’unissent, s’associent, s’agrègent et trouvent une cohérence (attachés ensemble) par la coordination et l’adaptation de leurs savoir-faire et compétences en vue d’un projet communément partagé. Il s’agit de passer d’un « collectif » (ou collection, ou série) à un « groupe » ou une « équipe », une totalité, un tout différent de la somme des parties capable de produire une performance collective optimale. Dans une équipe qui « tourne » 1+1+1 c’est autre chose que 3 !

Faire Corps
Ce passage du rassemblement à « l’équipe » est une « totalisation »〈5〉(faire un tout) qui s’effectue lorsque le groupe entre en « fusion », sorte d’ébullition on les individus rassemblés, d’abord séparés, « font corps » et deviennent une « chose vivante » tel un « organisme » avec ses membres, ses fonctions, un esprit et peut-être une âme qui l’anime.
Cette genèse est le résultat d’une « dynamique »〈6〉que l’on peut décrire mais qu’il est bien difficile de maîtriser et d’instaurer volontairement (problème pédagogique de l’entraîneur ou de l’enseignant). Cette création vivante reste mystérieuse〈7〉 et toujours surprenante (inouïe, incroyable).

Une dynamique en action

Le danger
Pour passer de l’inertie du rassemblement à l’équipe active il faut un déclencheur externe : c’est le danger perçu mettant en jeu l’existence de chacun (agression, obstacle, contrainte, stress…). Dans le cas du jeu sportif collectif, qui est une forme de guerre jouée, la mise en danger est volontaire〈8〉. Face à la menace (en sport collectif c’est l’équipe adverse), chacun se tourne vers l’autre, espère son aide, et offre la sienne. « On se serre les coudes » pour ne pas « mourir » pour continuer à exister (L.Tillie ne dit-il pas souvent à l’issue d’un match : « On est toujours vivants. » ?). Chacun devient l’espoir de chacun.
Aller vers l’autre ne va pas de soi, dans les relations humaines la relation à l’autre et aux autres est d’abord et toujours une opposition ; il y a spontanément un rapport de concurrence, l’autre c’est l’étrange, l’étranger, celui qui n’est pas moi, le barbare voire l’ennemie potentiel〈9〉. Faire équipe c’est décider que l’autre n’est pas un adversaire ni un concurrent〈10〉mais quelqu’un qui « con-court » (court avec) au même projet que soi, ici celui de se défendre et de vaincre l’adversité.


La réciprocité
Le déclencheur interne c’est l’instant où chacun va prendre sur soi l’existence de chacun. Face à la menace il y a convergence des intérêts et motivations individuelles, chacun se confond fraternellement dans ce qui devient le projet commun, l’intention collective.
Chacun devient pour tous les autres un « médiateur » qui exerce une influence sur l’action de chacun. Il devient un intermédiaire, il intervient dans chacune des actions, il conditionne l’action d’autrui comme la sienne est conditionnée par celle des autres.               Cette co-llaboration (travail avec) est particulièrement évidente en volley-ball ou la règle des trois touches de balle fait qu’il y a presque toujours un joueur qui « lie » deux autres joueurs. Mais cette co-ordination (décider avec) des actions successives va au-delà d’une organisation temporelle, d’une simple succession des tâches individuelles, car la « passe » n’est pas seulement « passage de témoin », elle conditionne la forme de l’action suivante et le résultat final de l’action collective. La passe est « une offre »〈11〉. L’autre est incorporé à mon action qui reste mienne mais qui est aussi la sienne, l’autre est un autre moi même sans être le même〈12〉 . Nous faisons un tout en restant particuliers, libres, forts de nos compétences originales qui ici se complètent et s’optimisent par celles des autres.
À tout moment un joueur est fait par les autres, autre qu’il n’est, comme lui-même fait tous les autres, autres qu’ils ne sont.
Cette « réciprocité » est essentielle à l’existence de l’équipe, chacun fait de l’autre quelque chose d’autre que ce qu’il serait seul tout en le laissant libre d’agir selon ses choix et ses compétences.

La confiance responsable
Le sentiment (ou conscience) de la réciprocité instaure une fraternité qui a nom confiance mutuelle, laquelle s’exprime et se conforte sur le terrain de jeu dans le rituel de congratulation après chaque réussite ou échec de l’action collective. Servi et au service de tous, chacun endosse la personnalité du groupe. Chacun se sait responsable, et répond de tous parce que chacun répond de lui. Chacun est ici protégé et reconnu en tant qu’individu membre du groupe. Garantie mutuelle !
Samedi 11 janvier, journal l’Équipe : « On assiste à la naissance de quelque chose, d’une nouvelle équipe ce n’est pas impossible, en tout cas l’état d’esprit était absolument impeccable. » (Tonioutti). « On était bien ensemble et moi ça m’a fait du bien … j’étais serein à côté des mecs … les regards étaient confiants » (Brizard). On passe de la sympathie à l’empathie, on se regarde dans les yeux, nul besoin de mots pour se comprendre et agir.
On communie plus qu’on ne communique, on entre en résonnance.

Cette réciprocité confiante va favoriser la coordination des actions de l’équipe lesquelles, particulièrement si elles réussissent, vont en retour renforcer cette confiance. L’action commune se construit et se réalise selon un ordonnancement collectif et non par l’ordre émis par tel ou tel (même si les consignes extérieures du manager/entraîneur peuvent les orienter à l’occasion des temps mort). Il y a, au cours du jeu, ni obéissance ni subordination entre les membres de l’équipe. Dans une équipe en fusion c’est l’autogestion qui préside, même si dans les instants critiques l’équipe se tourne ponctuellement vers un « tiers régulateur », un « patron », un « leader » reconnu ou le « capitaine » expérimenté. En fait le leadership circule de main en main selon les circonstances. Chacun est ici docile et souverain, sujet et législateur〈13〉. Libre et solidaire.
La force de l’équipe tient à l’adaptation créative constante des consignes et du plan de jeu préalablement adoptés. Une équipe active n’est pas une mécanique institutionnalisée et rigoureusement programmée, elle se nourrit de l’inventivité de chacun. Et l’action collective se conclu par une action individuelle. Au volley une attaque est une force résultante ou chacun ajoute.

L’indicible « miracle »
Lorsque chaque joueur intériorise la relation de réciprocité qui le lie à tous les autres, alors ils peuvent conjuguer leurs efforts, collaborer se coordonner et converger vers leur entreprise commune. Ce moment d’intériorisation et aussi celui de l’intégration au sein de l’équipe où chacun représente l’espoir pour chacun. Chacun vit et ressent cette émergence, cette transformation d’un collectif aux actions successives, mécaniquement enchainées, en une équipe accordée comme les cordes d’un instrument de musique qui vibrent à l’unisson, entrent en résonance, pour exécuter une partition〈14〉. Il y a communion, les consciences individuelles s’agrègent en une conscience collective : « On sait ce qu’on est. ». « On est sûr de ce qu’on fait. »
Le spectacle de cette transmutation qui s’opère laisse sans voix les acteurs et les spectateurs. « Il y a un truc… Quelque chose s’est produit… Je n’ai pas les mots… Un état esprit… Une âme ! ». L’Incroyable miracle c’est moins la note finale (« l’ace » qui conclut le dernier match et scelle la victoire) que les accords préalables qui l’ont précédé.
On s’interroge vainement sur ce qui peut produire cette transmutation. Serait-ce la pierre philosophale de l’alchimiste, le talisman du magicien, les incantations du chaman, ou, plus simplement, la cérémonie d’avant match et les mots de Laurent Tillie, plus Pygmalion que magicien, artiste artisan capable de sublimer les audacieuses volontés autour de lui réunies et de faire naître une âme ?

Ce qui nait à la vie peut disparaître mais veut persister, « On a trouvé les ressources cette fois, on pourra le refaire à Tokyo ». Pour se préserver l’équipe prête serment, mains sur mains, au centre du terrain, tournée vers l’avenir.

Alain Hébrard avec la complicité de Jean Patry

〈1〉« Seul l’esprit s’il souffle sur la glaise pet créer l’homme » Saint EX
〈2〉E. Morin
〈3〉Aristote, puis A. Arendt
〈4〉A. Camus
〈5〉Sartre a longuement décrit ce processus du passage du collectif au groupe pour une analyse des actions révolutionnaires dans son ouvrage « Critique de la raison dialectique ».
〈6〉En psychologie sociale nombreux sont les travaux qui traitent de la « Dynamique des groupes ».
〈7〉« La nature aime à se cacher » Héraclite. Il est difficile par la science de lever le « voile d’Isis », la poésie permet parfois de l’entrevoir !
〈8〉Avec l’intention de jouer la victoire et d’accéder au plaisir qu’il y a à satisfaire les besoins fondamentaux qui sont l’estime de soi, le besoin d’être aimé et reconnu et celui de se réaliser.
〈9〉« L’enfer c’est les autres » (Sartre)
〈10〉Dans l’équipe de volley incluant les titulaires et le « banc » il peut y avoir concurrence entre les « doublures ». Pour une réflexion sur ce sujet, voir la lettre 2 : « Le « ban » des lieutenants »
〈11〉Selon l’expression de D. Herrero entraîneur emblématique (et médiatique) de Rugby.
« Recevoir pour passer » : notion centrale dans le jeu de volley…à étudier !
〈12〉« Soi-même comme un autre » (Ricœur), « L’alter ego » (Husserl). « Ce n’est pas que je sois moi en l’Autre, c’est que dans la praxis (action du groupe) il n’y a pas d’Autre, il y a que des moi-même » dans une solidarité partagée. (« Sartre et l’authenticité » p 218 Y. Salzmann)
〈13〉On peut avancer l’idée d’un fonctionnement de type démocratie participative!
〈14〉Un violon a une âme: élément qui transmet les vibrations et les résonances!

Quitter la version mobile