La performance sous le lampadaire

Il n’y a rien qui ne l’agace plus que ces mots valises qui laisseraient entendre qu’une révolution est en cours. La période est propice à l’affichage. Il suffit de prononcer les mots : optimisation, talent, singularité, systémique, paradigme, complexité, haute performance, data hub… pour s’affranchir des grands principes fondamentaux de la vie. Le sport de haut-niveau tente de s’échapper par le soupirail comme si la performance sportive n’était qu’un objet qu’il suffirait de scanner et mesurer à l’aide d’indicateurs pour en comprendre l’essence. L’optimisation de la performance est un terme redoutable qui souffre de suffisance. Il assigne à l’entraîneur le rôle de remplir ce grand sac qui définirait le potentiel de l’athlète. « Éduquer (ndlr entraîner) n’est pas remplir des vases mais allumer des feux » disait Michel de Montaigne. Il y a donc bien là une question essentielle qui relève de l’éthique.  

Avec une pudeur de violette, lui qui a formé des centaines d’entraîneurs, inlassablement, François Bigrel s’attache à replacer la performance sportive au cœur de la condition humaine. La performance ne peut advenir sans désir. Si l’on considère que l’avènement de la haute performance est l’aboutissement d’un processus au long court, le graal olympique consacre un minutieux travail d’orfèvre, au cœur de l’intime, un intime ouvert sur le monde. Le désir est une invitation à l’aventure de la vie, avec ses échecs ses réussites, ses bifurcations et ses renoncements.

Voilà pourquoi, il nous propose de nous aider à retrouver la clé que nous avons perdu sous le lampadaire.

Francis Distinguin


Sers-toi de toi pour dire le monde…

Michel Foucault

POUR COMMENCER : A PROPOS DU RAPPORT PRATIQUE/THEORIE.

Lors de mon enseignement au CREPS de Talence, il m’arrivait pendant les cours d’utiliser des aphorismes, des métaphores, des paraboles, et même quelques fois des histoires drôles pour me faire mieux comprendre notamment quand il était question de phénomènes complexes non réductibles pour moi à un ensemble d’éléments simples juxtaposés les uns aux autres. En effet cette réduction, en détruisant la complexité, interdisait que s’expriment les aspects structurants dont cette complexité était porteuse. La performance humaine que nous allons évoquer, et à laquelle nous allons essayer de réfléchir, fait évidemment partie de ces phénomènes complexes et nous verrons plus avant le danger qu’il y a à contourner cette complexité (pourtant bien gênante quelquefois), danger qu’il faut avoir le courage d’affronter sous peine de perdre la nature même des phénomènes que l’on souhaite étudier et comprendre.

Ce travail vise à tenter de penser la performance humaine. Il se situera bien sûr à un certain niveau de généralité et sera bref pour que se dégagent plus facilement quelques idées fortes qui, pour moi, calibrent l’ensemble des processus qui mènent à cette performance. Il est évident que ce « pour moi » courre tout au long du texte et que, encore plus que m’engager, il ouvre la voie à toutes les hypothèses qui l’amenderaient ou même le contrediraient, hypothèses que je serais heureux de partager. Par ailleurs cette volonté de rester à un niveau de réflexion assez global me fait courir le risque d’être parfois bien trop allusif. Je fais confiance à l’imagination du lecteur pour me suivre dans ce moment d’élaboration et suis heureux de courir un risque que, en la circonstance, je crois nécessaire de courir.

Pour l’heure partons d’une histoire drôle qui me semble éclairante de ce qui devrait se jouer aujourd’hui au plus haut niveau de réflexion sur la performance humaine (et donc sportive) et qui malheureusement ne se joue pas. Pour anticiper quelque peu, disons que cet empêchement est dû à deux causes principales : d’une part l’absence d’une analyse de type philosophique dans le milieu sportif permettant à ce milieu de mieux comprendre ce qui le fait fonctionner au quotidien en matière d’apprentissage et d’entraînement à la performance et d’autre part la main mise sur ce milieu de scientifiques non experts de cette performance qui s’autorisent au titre de diplômes acquis ailleurs, d’occuper la place. Ceci leur est d’ailleurs d’autant plus facile que nous laissons cette place vacante du fait de l’absence d’analyse que nous évoquions précédemment. Nous venons, je crois, de subventionner certains d’entre eux pour aider à la préparation des JO de 2024 espérant sans doute qu’ils nous « disent », munis de leur ordinateurs puissants, quelque chose de la vérité de la performance humaine. Qu’en est-il vraiment de cet espoir ?

Voilà l’histoire [1] : Un individu rentre chez lui tard le soir et voit soudain à quatre pattes sous un réverbère un homme qui manifestement a trop bu et qui semble chercher quelque chose. Plein de compassion, le passant se penche vers lui et lui demande ce qu’il est en train de faire et s’il peut l’aider. « Oui vous pouvez m’aider » répond -il avec difficulté, « j’ai perdu ma clé pour rentrer chez moi et je la cherche ». Le passant s’adresse alors à l’ivrogne et lui demande s’il est sûr que c’est là qu’il l’a perdue et celui-ci de répondre : « non mais c’est là où il y a de la lumière ».

Dans notre réflexion autour de cette histoire, nous allons jouer en remplaçant la « clé recherchée » par la « performance humaine » et le réverbère apportant la lumière par « la connaissance » au sens précisément des « Lumières » qui est un courant de pensée qui a pris naissance tout au long au XVIII siècle et qui bien sûr perdure aujourd’hui [2]. Enfin nous remplacerons au gré du texte, l’ivrogne par « l’homme limité », celui qui n’imagine pas que la clé puisse se trouver ailleurs que là où il y a de la lumière et le « passant » par « l’homme cultivé », celui qui montre à l’ivrogne par sa question qu’il imagine que cet autre espace peut exister.

Dans un premier temps, les choses paraissent assez simples. Les scientifiques, en étudiant ce qu’ils croient être, par exemple dans notre milieu, le réel de la performance, produisent des connaissances objectives qui devraient mettre fin, à plus ou moins long terme, à l’énigme que cette performance représente. Le postulat de base est que les sciences éclairent au sens de « rendent clairs » et sont donc en mesure d’expliquer complètement les phénomènes sur lesquels elles se penchent. La lumière du réverbère ne laisse rien dans l’ombre.

Pour produire des connaissances objectives sur un sujet donné, la plupart des scientifiques utilisent la méthode dite « analytique », méthode universellement reconnue qui consiste à diviser le phénomène étudié en éléments simples pour tenter de le comprendre. Peu d’entre eux imaginent que, peut-être, d’objectivité il n’y a point, que, peut-être, il pourrait exister une autre méthode plus adaptée pour réaliser leurs analyses, que, peut-être, cette méthode présente, qui sait, quelques insuffisances ou, peut-être encore, qu’elle n’est pertinente que si l’objet sur lequel on l’applique, présente des caractéristiques particulières ?
Quoiqu’il en soit et d’une façon générale, les travaux scientifiques sont menés sans que ceux qui les conduisent se préoccupent vraiment de ce qu’il peut y avoir en amont de la méthode qu’ils utilisent pour les produire. La méthode analytique s’impose d’elle-même d’emblée et en toutes circonstances, interdisant de comprendre véritablement ce qui la légitime soit pour la conforter soit pour la relativiser. Elle va de soi.

Finalement les scientifiques mènent leurs recherches en faisant confiance aux principes mis au point par Descartes pour bien « conduire son esprit ». Ils commencent par isoler le phénomène à étudier (ici la performance). Ils s’appuient pour le faire sur les performances déjà réalisées qu’ils traitent de façon statistique pour en obtenir une forme générale. Ce moment équivaut à une véritable réification de cette performance c’est-à-dire qu’ils en font une « chose », une « substance » qui va pouvoir être observable et manipulable « scientifiquement ». Ils s’attachent ensuite à réduire le phénomène/substance en éléments plus simples, étudiés alors chacun pour eux-mêmes à des fins d’optimisation (pensons chez nous par exemple au « mental » séparé du « physique »), pour enfin, rassemblant ces éléments une fois étudiés sans en omettre aucun, retrouver bien amélioré le phénomène de départ. Cette pratique porte le nom de méthode analytique (réductionnisme).

L’exemple le plus représentatif de cette approche est celui de l’analyse du « geste ». Cette analyse produit aujourd’hui des résultats en quantité impressionnante du fait des progrès technologiques et nous comptons sur elle pour nous conduire progressivement vers la connaissance du « geste parfait », sésame incontournable pour toute réussite en sport.

Plusieurs observations faites par des philosophes des sciences (épistémologues) sur le fonctionnement de la pensée au cours du XXème siècle, sont venus enrayer cette belle mécanique pourtant en apparence très satisfaisante, du moins en première analyse pour un esprit logique, et à la validité universellement reconnue, dans laquelle, il est important de le noter, nous sommes nous-mêmes engagés depuis l’enfance par tradition intellectuelle et contre laquelle, une fois adulte, il nous est bien difficile de lutter tant elle nous est devenue évidente au fil du temps.   

Ces observations d’ordre philosophique ont mené à l’élaboration progressive de deux notions essentielles. Ce ne sont pas les seules mais ce sont les deux qui paraissent les plus importantes. Elles devraient depuis longtemps avoir modifié considérablement la façon de penser la performance humaine. Il s’agit de la notion de « paradigme » et de la notion de « sous-détermination de la théorie par les faits ».

LA NOTION DE PARADIGME

Il est couramment entendu que, dans la vie quotidienne, il suffit que nous le voulions pour penser de façon autonome et pour trouver naturellement la direction du vrai. Les philosophes des sciences ont montré relativement récemment que ceci n’est pas possible et que, quand nous pensons, nous le faisons toujours sous la domination d’un ou de plusieurs « paradigmes » qui, formant comme une toile de fond dans notre esprit, l’influencent de façon massive.

Ces paradigmes sont des choix idéologiques très généraux qui nous sont le plus souvent inconnus car instillés très progressivement dans notre esprit depuis l’enfance par la famille, par l’école et plus généralement par la culture. Ils possèdent une puissance et une solidité considérables car, servant depuis toujours de points d’appui à notre propre pensée, ils nous permettent de « faire face » et parce qu’ils nous permettent de « faire face », nous y tenons.
Aucun d’entre nous n’échappe au fait d’en posséder et leur aspect caché ainsi que les certitudes d’être dans le vrai qu’ils nous confèrent, nous donnent une telle confiance en nous qu’elle va jusqu’à bloquer l’apparition de toute pensée alternative. En cadrant et en balisant notre pensée de façon souterraine, ils influencent même ce qui pourrait passer quelquefois pour des « connaissances novatrices » mais qui ne le sont pas vraiment car justement marquées encore par ce cadrage préalable.

L’exemple de l’explication du « talent » par la seule dimension génétique dans notre milieu (tel père, tel fils) en est un excellent exemple qui conduit à ne jamais penser pouvoir envisager ce talent comme résultant d’un processus d’apprentissage (ce dont je suis par ailleurs totalement convaincu mais c’est un autre problème). Nous ne devons jamais perdre de vue qu’un paradigme n’est qu’un « choix idéologique » parmi d’autres et que la préférence, souvent non choisie pour l’un d’entre eux dans l’explicitation de la performance, devrait être, par chacun d’entre nous, interrogé, clarifiée, raisonnée et argumentée plus que cela ne l’est actuellement, travail qui, s’il n’est pas fait, nous laissera toujours dépendant d’experts auto-proclamés ayant quelques solutions parfaites à nous vendre.

COMPLICATION ET COMPLEXITÉ

Dans le monde du sport aujourd’hui, un paradigme règne en maître dans les esprits que ce soit en matière d’apprentissage, d’entraînement ou de recherche, au point qu’il est bien difficile de penser qu’il puisse en exister d’autres. Faute de l’apercevoir, il nous est évidemment impossible d’interroger son degré de validité. De plus Il convient parfaitement à l’exercice de la méthode analytique que nous venons d’évoquer.

Pour, d’une part tenter de préciser ce paradigme omnipotent, celui qui correspond à la lumière du réverbère dans notre histoire et qui laisse croire à l’homme limité que la clé ne peut être que là, et, d’autre part présenter un autre paradigme offrant un point de vue alternatif, il faut que nous distinguions la notion de complication de celle de complexité.

Lorsque l’on observe un phénomène quelconque paraissant obscur et surprenant (par exemple la performance humaine) et que l’on souhaite l’analyser, notre esprit, en occident, le considère spontanément comme « compliqué » même si le langage courant nous invite aussi à utiliser quelquefois le qualificatif « complexe ».
Ces deux qualitatifs ne sont pourtant pas équivalents au plan du sens et les différencier comme l’ont fait des épistémologues il y a une quarantaine d’années, va nous permettre d’envisager en termes très généraux deux conceptions différentes de l’analyse de la performance humaine.
Un phénomène compliqué peut être comparé à la partie visible du fonctionnement d’un système « quasi-fermé »[3] qui a une unité fonctionnelle (une montre par exemple qui donne l’heure). Il est constitué d’éléments simples en interaction, éléments que l’on peut en général dénombrer. Si le nombre de ces éléments peut être quelquefois très grand, il est possible malgré tout en appliquant au système compliqué une pratique « réductionniste », de simplifier ce système et de comprendre ainsi parfaitement son fonctionnement (pratique que nous avons déjà évoqué en faisant référence à Descartes). Ce fonctionnement est connu et prévisible. L’enchaînement des causes et des effets des éléments les uns sur les autres est maîtrisé par l’horloger malgré quelquefois l’extrême complication des mécanismes. En « optimisant » la qualité et la quantité de chacune des pièces qui constituent la montre, il est facile d’imaginer que l’on peut atteindre des précisions extrêmes. Cette montre est compliquée mais, comme nous le verrons, elle n’est pas complexe.

Compte tenu de sa grande maniabilité, de sa logique impeccable, et de sa capacité à produire des lois prédictives rassurantes, le paradigme de la complication a eu et a toujours beaucoup de succès, succès mérité d’ailleurs notamment dans le milieu de l’ingénierie et des machines et dans celui de la biologie réductionniste. Ce qui est plus grave c’est que ce succès a laissé entendre, par extension sans nuance et aussi parce que, pendant longtemps il n’y avait pas d’autres paradigmes à disposition, que le paradigme de la complication convenait finalement pour analyser tous les systèmes, notamment les systèmes « ouverts », dont on sait aujourd’hui que ce sont eux qui rendent le mieux compte du fonctionnement des systèmes vivants.

On ne peut pas dans le cadre de ce travail rentrer longuement dans le détail des réflexions qui ont mené les épistémologues (mais aussi certains scientifiques courageux) à devoir mettre au point un nouveau paradigme, celui de la complexité. En effet le paradigme de la complication s’est assez vite montré incapable d’expliquer certaines caractéristiques qui font la spécificité des systèmes complexes, notamment leur capacité à créer du « nouveau » et leur aptitude à se transformer avec le temps (évolution) sans qu’il soit possible de prévoir ces transformations. Les systèmes complexes dont les vivants font partie sont des systèmes « ouverts » très dépendant des relations qu’ils tissent avec l’environnement dans lequel ils vivent au point que certains chercheurs parlent aujourd’hui de « formalisme » de ces relations c’est-à-dire des relations qui sont capables de donner de nouvelles « formes » à ces systèmes.

Dans un système fermé, les relations entre les pièces constituantes ne changent pas la nature de son fonctionnement, dans un système ouvert elles le changent au point de provoquer l’apparition de fonctionnement nouveau et l’émergence de formes inattendues. La vaccination est à ce titre un excellent exemple. Le contact avec l’élément pathogène atténué provoque, en principe, l’évolution du système, évolution qui le protège de toutes agressions ultérieures par ce même élément non atténué.
Les systèmes fermés ou quasi fermés dépendent peu de leur environnement pour fonctionner comme système et sont analysables avec le paradigme de la complication.

Les systèmes ouverts par contre sont totalement en co-dépendance avec leur environnement et ne fonctionnent que grâce à cette co-dépendance. Leur sensibilité aux « conditions initiales » innombrables et leurs relations incessantes avec ce qui les entourent rend impossible, quand on souhaite comprendre leur fonctionnement, de les aborder avec le paradigme de la complication sans les altérer de façon considérable et perdre les caractéristiques qu’ils ne montrent que quand ils fonctionnent comme système ouvert.
Il n’est pas inutile bien sûr de mener des travaux sur les constituants intrinsèques des systèmes ouverts mais curieusement la connaissance sur ces constituants dit peu de choses sur le fonctionnement général de ces systèmes. Avant tout ceux-ci poursuivent en effet un projet, et pour cela ils fonctionnent activement et se transforment en créant du « sens » dans et par l’environnement qu’ils habitent progressivement par expérience.[4] C’est évidemment là qu’il faut nous situer pour les comprendre.

Vivre, performer, sont des phénomènes complexes. On comprend que les traiter comme des phénomènes compliqués empêche leur compréhension véritable et nous égare alors en toute innocence.

Compte tenu à la fois de sa solidité conceptuelle, de sa simplicité d’utilisation et de la garantie de sa reconnaissance universitaire, il est encore tentant aujourd’hui de réduire dans bien des analyses le complexe au compliqué et ainsi d’avoir le sentiment rassurant d’être face à un « tout » maitrisable dans l’étude de la performance. En faisant cela, nous dénaturons malheureusement très profondément les pratiques.

Des tentatives intéressantes pour modéliser les systèmes complexes ont vu le jour dans les dernières décennies du XXème siècle. Les travaux (entre autres) de Gaston Bachelard, de Georges Canguilhem, d’Henri Atlan, d’Edgar Morin, de Jean-Louis Le Moigne… ont contribué à changer le regard que nous portions sur les systèmes complexes en les envisageant comme des unités actives créatrices de sens et capables de s’auto-organiser. Le devenir de ces unités est imprévisible dans les relations que ces systèmes arrivent à construire avec leur environnement, environnement dont ils se nourrissent et qu’ils transforment en retour. Ces modélisations récentes ont abandonné en chemin l’illusion de mettre au point des lois « prédictives » concernant l’évolution de ces systèmes avec les injonctions directes et positives que génèrent et autorisent en général ces lois.

Nous avons compris, avec les systèmes complexes, que nous sommes dans des dimensions où l’impossible devient possible sans que nous ayons la possibilité de le prévoir mécaniquement tel que nous pouvions l’espérer. Mais nous avons également compris que nous ne sommes pas sans moyen pour les accompagner dans leur devenir. En effet des lois concernant « l’évolution » des systèmes complexes voient progressivement le jour depuis un siècle (pensons aux travaux de Darwin, Piaget…). Ces lois ne donnent pas d’indications sur ce qu’il faut faire mais en donnent quelques-unes sur ce qu’il ne faut probablement plus faire. Ce sont des lois d’accompagnement des processus et non des lois prédictives indiquant à l’avance ce que ces mêmes processus sont susceptibles de devenir.

Dans l’univers de la performance envisagée de façon complexe et donc dans celui de l’émergence inattendue de formes nouvelles, il n’est plus concevable à la fois d’imposer l’imitation stricte de gestes à recopier quelle que soit la mise au point de leur perfection théorique et de poursuivre à l’entrainement l’optimisation progressive de ces gestes. Avec la complexité, nous ne pouvons être que dans l’univers du « Jeu »[5] polarisé par un désir avec invention de formes/solutions, ce qui bouleverse considérablement quelques idées reçues en matière d’apprentissage et d’entraînement.

拔苗助长(Bámiáozhùzhǎng) 拔(tirer), 苗(rizière), 助(aider), 长(grandir)

La parabole du paysan chinois [6] est riche d’enseignement à cet égard. Tirer sur les pousses de riz pour les faire grandir les tuent mais s’occuper des conditions environnementales dans lesquelles elles poussent « seules » (leur projet) les amènent tranquillement à maturité.

Nous avons trop voulu et voulons encore trop percer le secret des systèmes complexes dans leur capacité à créer du sens en détaillant jusqu’à l’infini leur organisation interne (et les data ne sont pas prêtes d’abandonner leur prétention à cet égard). Nous nous sommes fourvoyés et continuons de le faire en bien des circonstances. On a juste changé la puissance de la lampe du réverbère mais nous continuons à chercher la clé là où seulement l’espace est éclairé. L’homme cultivé (peut-être sans le savoir) utilise, lui, le paradigme de la complexité. La clé en effet peut être ou non sous le réverbère. Il est, lui, capable de faire d’autres hypothèses ce que ne peut faire l’homme limité.

Je me souviens de la tête qu’a faite le DTN de la Fédération Française de Tennis de l’époque lorsque je lui ai dit, sans aucune provocation de ma part, que Le Coup Droit n’existait pas en tennis (ce dont je reste convaincu aujourd’hui encore), inventé qu’il est à chaque fois qu’il est joué. En écrivant cela, et pour poursuivre un peu j’entends déjà la phrase qui vient inexorablement à la bouche de beaucoup de mes interlocuteurs, toujours la même à ce moment-là : « mais il y a bien des principes quand même » ? Sans doute mais pensons aux mots de Nietzsche : « L’état qui engendre la règle n’est pas l’état que la règle engendre ». Les principes sont des concepts édulcorés qui ne peuvent être enseignés aux athlètes en se substituant à leur action singulière. Les principes sont « tirés » des actions passées et ne peuvent qu’accompagner, avec prudence, les actions à venir.

Ceci nous conduit directement à une deuxième notion mise au point par les philosophes des sciences, notion qui va nous faire encore un peu plus perdre de notre superbe dans nos prétentions à expliquer la performance humaine par la seule accumulation de données. Ces remises en cause sont évidemment douloureuses mais c’est le prix à payer pour nous aider à renforcer notre lucidité et notre intelligence face à l’énigme.

En mettant en évidence l’existence de paradigmes, nous venons d’être doublement « blessés « dans nos croyances en l’objectivité de nos analyses. Nous avons appris que nous ne pensons que sous leur influence et que, si nous ne les réfléchissons pas, certains d’entre eux, sont susceptibles de nous égarer.

UNE TROISIÈME BLESSURE : LA SOUS-DÉTERMINATION DES THÉORIES PAR LES FAITS

Nous venons d’évoquer la complexité comme caractéristique de certains phénomènes, caractéristique qui est également celle de la situation de compétition (et aussi celle de la situation de nos deux chercheurs de clé).

Les épistémologues ont mis au point une notion qui complète celle de paradigme et qui se présente comme une recommandation importante pour les individus qui sont et seraient amenés à devoir théoriser les systèmes complexes.

Cette notion porte le nom de « sous-détermination des théories par les faits », appellation, il est vrai, qui n’invite guère, du moins dans un premier temps, à continuer la lecture.
On peut résumer cette théorie en quelques mots : plus un système est complexe et singulier, plus toute théorie susceptible d’en rendre compte est sous-déterminée, donc incertaine. C’est une notion qui invite à la prudence lorsqu’est tenté un effort de théorisation concernant par exemple la performance humaine mais qui va permettre en même temps de la penser avec plus de lucidité.

CETTE NOTION PRÉSENTE DEUX CARACTÉRISTIQUES :

Première caractéristique :

Les faits qu’un système complexe proposent à l’observation quand ce système fonctionne, le pose d’abord comme irréductible à un modèles théorique connu quel que soit ce modèle, ce qui signifie que, dans l’état actuel des choses, il y a un « espace », une « distance » entre ces faits et toute théorie qui prétendrait en rendre compte.

Loin d’être une insuffisance de la théorie en elle-même vis à vis de la pratique, cet « écart » (le rêve de beaucoup est d’ailleurs de réduire définitivement cet écart), permet que s’enrichisse, par un processus dialectique constant, une compréhension plus éclairée de la pratique sans volonté de la maitriser totalement. Faut-il encore que l’on sache que cet écart existe car il n’est pratiquement jamais évoqué par les scientifiques (le connaissent-ils ?), ce qui entretient l’idée chez l’entraineur, par exemple, que la théorie qu’on lui propose dit la vérité de la pratique alors que, nous venons de le voir avec la notion de paradigme, elle n’est qu’un point de vue sur les faits, une interprétation des faits.

Cette première caractéristique nous invite à distinguer absolument deux façons de concevoir la performance [7]. La première, celle qui devrait être visée par l’entraînement, n’existe pas avant d’émerger de la situation de compétition, quand elle est inventée par le ou les pratiquants. La seconde est la performance virtuelle mise au point au fil du temps par la réflexion de l’entraîneur suite à son expérience, ses lectures, ses rencontres et qui, cela est difficile à comprendre, ne sert pas de modèle à imiter pour organiser l’entraînement à la performance (ce qui réduirait l’écart) mais d’accompagnement par petites touches de ce que produit l’athlète par lui-même en situation. Là encore la parabole du jardinier chinois dit l’essentiel. Nous devons nous convaincre que seule la dynamique singulière de l’athlète en situation lui permet d’apprendre, lorsque, confronté à des problèmes, il « s’augmente » lui-même en les résolvant.

Pratiquer est son affaire et il doit en toute circonstance être invité à exprimer son style dans chacune des solutions pourtant différentes qu’il créera. Toute obéissance à un formalisme technique posé comme à priori et prétendant résoudre les problèmes avant que l’athlète ne s’y confronte, ne peut que l’infantiliser et le rassurer à bon compte, ce qui est évidemment très contre-productif quand on sait l’autonomie (confiance en soi, prise de risque, courage…) dont celui-ci doit faire preuve en situation de compétition lorsque la contingence est maximale.

Il ne peut y avoir de haut-niveau sans cette liberté et beaucoup d’athlètes qui en ressentent le besoin témoignent qu’elle est fréquemment entravée dans les moments de formation qu’ils sont amenés à vivre.

Le rôle de l’entraîneur est alors assez subtil (et sans doute assez nouveau). Il est détenteur d’une conception de la performance (virtuelle) qui ne sert pas de modèle à reproduire et auquel obéir (nous l’avons vu), mais qui doit permettre de renforcer et d’enrichir l’imagination du pratiquant qui agit et construit seul dans et par la situation de compétition sa propre ligne de style, la ligne des solutions qu’il trouve, ligne qui se confond alors avec sa ligne de vie.

La tendance des entraîneurs à imposer leur conception virtuelle qui s’est souvent durcie en vérité définitive, est constante aujourd’hui. Ils éteignent la dynamique de l’invention chez l’athlète et l’égare quant aux problèmes qu’il aura à résoudre. Ils empêchent en même temps l’accès à la joie consécutive à l’augmentation de la puissance d’agir (Spinoza) et contribuent, malgré tout leur sérieux quelquefois, a de nombreux abandons de pratique notamment chez les jeunes.

Deuxième caractéristique :

Du fait de la sous-détermination, plusieurs théories peuvent prétendre rendre compte des mêmes faits. C’est pour cette raison qu’elles sont dites sous-déterminées par les faits. Si elles étaient sur-déterminées par ces mêmes faits, elles en rendraient compte complètement jusqu’à pouvoir les prédire avant qu’ils n’adviennent.

Dans notre histoire de clé perdue, la situation est très complexe et conduit naturellement à l’élaboration de très nombreuses hypothèses (théorie) pour la retrouver.

On pourrait croire que cette sous-détermination est un défaut des théories elles-mêmes. Ce n’est pas le cas. Chacune d’entre elles a sa forte cohérence propre. Ce qu’il faut comprendre c’est qu’il y a une différence de nature entre les faits observables dans la réalité et l’effort de théorisation pour en rendre compte. Alban Bensa écrit dans « La fin de l’exotisme » : « Nous sommes souvent victime de cette fréquente illusion qui consiste à prendre pour la nature même de l’objet les conditions d’exercice de la méthode qu’on lui applique. ». On croit d’ordinaire les théories obscures et le réel assez évident. C’est exactement le contraire. Les théories simplifient beaucoup les faits qui, eux sont toujours terriblement complexes.

Les querelles scientifiques actuelles autour du Covid 19 illustrent cela parfaitement. Chacun prétend à la vérité en ignorant la sous-détermination de la théorie qu’il propose. Quant à certains protagonistes œuvrant dans le monde du sport, ils sont dans la même illusion et croit eux aussi à la « clé virtuelle » que fait exister la lumière du lampadaire dans la tête de l’homme limité.

La volonté de ce travail est d’affirmer que, très souvent, nous cherchons la vérité de la performance là où elle n’est pas et, pour filer la métaphore, nous pourrions nous demander si, accrochés à nos évidences, nous n’aurions pas quelquefois « un peu bu » ? Considérer la performance humaine comme compliquée à l’image d’une machine que l’on peut démonter et remonter, c’est la simplifier jusqu’à la trahir et donc rendre impossible son entraînement véritable.

Dans un travail précédent nous avions décrit trois univers de compréhension de la performance humaine. Chacun d’entre eux est un « point de vue de » sur cette performance et même si le troisième est, pour moi, celui qui respecte le mieux aujourd’hui l’idée que je me fais de la condition humaine en action, il n’est qu’un point de vue qui n’a aucune prétention à dire le « vrai » définitif sur cette performance. L’homme cultivé et l’homme limité théorisent la présence de la clé mais évidemment ce sont autant d’hypothèses dans l’énorme complexité que représente l’endroit où cette clé est perdue. On peut même imaginer que, une fois dégrisé et à condition qu’il conserve la mémoire des événements récents, l’homme limité sera à même de faire des hypothèses plus pertinentes que celle élaborées par l’homme cultivé tout simplement parce que c’est lui qui a perdu la clé et qu’il a plus d’éléments pour théoriser sa recherche.

De nombreuses conséquences peuvent être tirées du fait de l’existence des paradigmes et de la sous-détermination des théories par les faits. Ces conséquences mériteraient un développement bien plus long que celui que nous pouvons faire ici. Elles mènent (du moins devraient mener) à l’élaboration progressive d’une véritable « éthique » que devrait partager et contribuer à construire tous ceux qui, de près ou de loin, s’intéressent à la performance humaine et qui désirent la penser.

Tenir à distance les uns des autres les faits et les théories qui prétendent en rendre compte, c’est respecter la réalité, la réalité noble qui, comme le confie René Char « ne se dérobe pas à qui la rencontre pour l’estimer et non pour l’insulter ou la faire prisonnière. Là est l’unique condition que nous ne sommes pas toujours assez purs pour remplir ».
Nous aurons pour se faire dans un premier temps, a dé-coïncider d’avec nous-mêmes, d’avec nos représentations, d’avec nos a priori pour, à la fois respecter l’œuvre singulière produite par tout athlète qui « performe »[8] et pour penser à nouveau frais le « pourquoi « et le « comment » de cette œuvre sans aucun espoir de la circonscrire définitivement. Puis il nous faudra, dans un deuxième temps nous cultiver des théories les plus récentes concernant le fonctionnement des systèmes complexes afin de les accompagner plus finement sans oublier bien sûr que ces théories restent quoiqu’il arrive sous-déterminées par les faits.

D’abord ne jamais confondre le réel de la performance et les discours, quels qu’ils soient, qui sont tenus sur elle. Pour s’aider du titre d’un livre célèbre, les mots ne sont pas les choses et ne le seront jamais. Même l’athlète qui peut avoir bien sûr une démarche introspective de qualité, ne pourra pas dire La Vérité de l’événement qu’il a produit du fait même de la complexité de cet événement et du fait qu’il le dit avec des mots, avec ses mots. Ceci ne veut pas dire qu’il ne doit pas tenter la théorisation de ses performances bien au contraire mais il doit savoir que ce qui s’est passé en lui n’est pas réductible à ces seuls mots ni aux mots de son entraîneur ni aujourd’hui encore aux mots d’une quelconque théorie scientifique. La formation de cet athlète consistera d’ailleurs en partie à l’inviter à enrichir sa propre théorisation avec les mots des autres quand ils lui sembleront bien correspondre à ce qu’il vit, ce qui ne peut que contribuer à renforcer son rôle d’Acteur Majeur de la rencontre sportive.

Ces deux temps sont des temps de « formation » temps qui sont négligés aujourd’hui. Penser à notre propre formation est pourtant la seule condition à remplir pour sortir de l’état de minorité dans lequel le monde du sport se trouve cantonné actuellement. Chacun d’entre nous (je pense surtout aux entraîneurs) fort de notre expérience en situation et de notre culture débusquée dans d’autres champs que celui du sport, devrait être invité à partager avec ses pairs sa propre théorisation de la performance, celle qu’il a mise au point pour lui-même.

En effet aussi importante que soit la lucidité épistémologique que nous venons de proposer à grands traits, elle ne suffira pas si les entraineurs ne sont pas invités également à construire ensemble une culture commune. Cette culture partagée leur permettra de s’enhardir pour, à la fois, mieux agir à l’entraînement et devenir plus exigeant vis à vis de ceux qui, sans vergogne, envahissent avec leurs explications définitives, le champ des pratiques sportives sans mesurer l’aspect grossier de la caricature qu’ils s’en font.

Et tout ceci bien sûr pour mieux chercher la clé …et ainsi, peut-être, la trouver.

L’intelligence ce n’est pas ce que l’on sait mais ce que l’on fait quand on ne sait pas.

Jean Piaget

François Bigrel  4 février 2021


[1] Cette histoire est évoquée dans le livre de Jean-Louis Le Moigne : « La modélisation des systèmes complexes ». Ed Dunod. Paris 1990

[2] Ce courant philosophique met en avant contre toutes sortes d’obscurantismes, la valeur de la « connaissance » éclairée par la raison.

[3] De façon schématique, on peut distinguer deux grands types de systèmes dont l’un peut se diviser en créant une sous-catégorie.

– Les systèmes fermés qui subsistent en tant que système sans avoir besoin d’échanger (un cristal) et les systèmes quasi-fermés qui dépendent d’un apport extérieur mais sans être capable de s’auto-organiser eux-mêmes (une montre).

– Les systèmes ouverts qui subsistent en tant que système en s’auto-organisant dans et par leur environnement, environnement qu’ils transforment en retour (le vivant qui est capable de produire ses propres constituants).

[4] Cette capacité de transformation est dépendante du niveau d’évolution dans l’échelle des espèces et est maximale chez l’homme.

[5] Jeu doit ici s’entendre dans tous les sens possibles notamment celui des inter-relations entre pièces mécaniques au sens où. « Il y a du Jeu ».

[6] Histoire : Il était une fois, dans le royaume des Song, un paysan très impatient, qui surveillait toute la journée ses pousses de riz, s’accroupissant dix fois par minute pour voir si elles avaient grandi. Mais il se relevait toujours déçu et en colère de constater que rien n’avait changé depuis sa dernière observation. Un jour, alors qu’il se demandait sans cesse comment faire pour que son riz pousse plus vite, il eut une idée géniale : « Je n’ai qu’à les tirer vers le haut ainsi elles grandiront plus vite ». Il se mit alors à la tâche ; tira sur les pousses jusqu’à les faire légèrement sortir du sol. Après sa rude journée il rentra chez lui exténué mais très fier de son exploit. Nous pouvons imaginer la stupeur du fils lorsqu’il entendit son père se vanter. Le jeune homme couru de suite voire l’étendue des dégâts. Dans la pénombre, il ne pouvait que constater que l’impatience de son père avait détruit toute la récolte.

[7] Je les ai appelées ailleurs P1 et P2

[8] Échouer est également performer.

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