Un groupe peut-il disposer d’une intelligence propre ? L’intelligence d’un groupe peut-elle être supérieure à la somme de celles de ses membres ? Cette idée, que l’on retrouve en germe chez Condorcet, William Morton Wheeler ou H. G. Wells connait un regain d’intérêt qui confine au phénomène de mode.
En 2004 J. Surowiecki identifiait dans La Sagesse des foules (The Wisdom of Crowds) les conditions à réunir pour qu’un groupe tire parti de cette propriété inattendue des groupes humains nombreux et divers. Dans Big Mind, Geoff Mulgan va plus loin dans la définition du concept, son illustration, par de nouveaux exemples, et une analyse poussée des possibilités, obstacles et limites de l’intelligence collective.
L’engouement pour l’intelligence collective vient du constat contre-intuitif selon lequel l’agrégation des avis d’individus nombreux, variés et ne se connaissant pas, dépasse très largement la capacité des plus excellents experts d’un domaine donné.
Évaluer le nombre de bonbons dans un bocal à vue d’œil, déterminer la cause de l’explosion de la navette Challenger, les vainqueurs des prochains Oscars, le meilleur coup possible dans une partie d’échecs : autant d’exemples où, curieusement, la moyenne des estimations et pronostics les plus divers et parfois farfelus donne des réponses étonnamment fiables. Faut-il alors sacrifier nos élites, nos experts, nos gouvernements et faire totalement confiance aux marchés et aux communautés décentralisées ? Pas si vite. Car les exemples précédents apportent une réponse précise à une question précise, et les différentes propositions peuvent être facilement agrégées. Mais ce n’est pas le cas de nombreux défis auxquels des groupes font face : éradiquer une maladie, comprendre et contrer le changement climatique, s’adapter aux bouleversements économiques.
Qu’est-ce que l’intelligence ?
Une réflexion sur l’intelligence collective oblige à comprendre plus largement ce qu’est l’intelligence, qui, loin de se résumer à des capacités de calcul, implique, selon l’auteur, un modèle de représentation du monde, l’observation, la concentration, la mémoire, l’empathie, la coordination motrice, la créativité, le jugement et la sagesse.
Mais comment mettre en œuvre ces qualités pour le bénéfice de la société ?
L’auteur insiste sur les infrastructures matérielles ou immatérielles qui sous- tendent l’intelligence collective. Les villes, lieux de rencontre des « talents » dans les universités, les clusters (« agglomérats ») économiques ou tout simplement les cafés. Le langage et les représentations graphiques, qui, de la langue nationale au simple jargon industriel en passant par le « diagramme camembert », permettent de communiquer efficacement au travers d’un cadre souvent porteur lui-même d’une vision du monde partagée. Les outils de financement, sans lesquels la coopération bute souvent sur le manque d’incitations à travailler bénévolement. Viennent enfin les « sociétés de l’esprit », institutions privées ou publiques consacrées au partage de connaissances et d’expériences, comme les sociétés scientifiques britanniques qui ont tant contribué au développement de la science à l’époque moderne.
Big Mind identifie alors cinq clés pour une intelligence collective qui fonctionne :
1. Des communs autonomes : des éléments de connaissance dont l’importance qui leur est donnée n’est pas subordonnée à la hiérarchie ou à des législations limitant leur diffusion.
2. Un équilibre raisonnable : une prise en compte des différents éléments qui constituent l’intelligence dans des proportions équilibrées.
3. Concentration et granularité adéquate : la capacité pour le groupe de savoir quelles dimensions d’un problème il convient d’ignorer pour ne pas perdre en efficacité.
4. Réflexivité et apprentissage : un retour d’expérience le plus explicite et transparent possible.
5. Passage à l’action : la capacité à mettre de côté la complexité qui a servi à la réflexion au profit d’une simplicité qui favorise les actions concrètes.
Ces principes sont simples, mais difficiles à suivre dans les faits, car ils entrent en conflit avec des vertus sociales : les communs autonomes défient la hiérarchie d’une société, la créativité peut bousculer le conservatisme des groupes sociaux « gardiens de la mémoire » (au poids politique souvent disproportionné), la concentration contrarie la curiosité de l’intellectuel, la réflexivité résiste péniblement à la pression des événements immédiats et à la nécessité d’agir vite.
Un juste milieu
Mulgan considère qu’entre centralisation et décentralisation complète un juste milieu peut être trouvé avec les « hiérarchies déclenchées », qui désignent le fait pour un groupe de fonctionner avec des individus très autonomes au quotidien, avec un retour rapide d’une forte hiérarchie lors d’événements graves ou imprévus. L’industrie aérienne l’illustre bien : des organes gouvernementaux ou non gouvernementaux sont saisis des quasi-accidents et des accidents pour rapidement trouver des solutions qui sont introduites au plus vite dans toute l’industrie.
L’intelligence d’un groupe peut donc dépasser la somme de ses membres, sous réserve que ce groupe, tout en se pensant en tant que tel, ait le courage de laisser libres ceux qui le composent tout en confiant à des institutions un pouvoir exercé parcimonieusement et sous un contrôle étroit. On ne peut s’empêcher de penser au succès phénoménal des sociétés anglo-saxonnes parvenues à un équilibre démocratique laissant place à l’individu dans toute son excentricité, tout en sachant faire bloc autour de leur hiérarchie en temps de guerre.
*Maître de conférences associé à Aix-Marseille université
Ce qu’il faut retenir
Dans certains domaines, ce qu’on appelle « l’intelligence collective » – l’agrégation des avis d’individus nombreux, variés et ne se connaissant pas – dépasse très largement la capacité des plus excellents experts. Geoff Mulgan tente de définir les conditions dans lesquelles une intelligence collective fonctionne. Lieux de rencontre, langage commun, moyens de financement sont essentiels. Mais il faut ajouter une mise à distance du principe hiérarchique.