LA PERFORMANCE HUMAINE : 3 UNIVERS DE COMPRÉHENSION

Depuis de nombreuses années, François Bigrel interroge la performance humaine dans le champ du sport. A la demande de quelques fédérations, il intervient aujourd’hui pour amener les entraîneurs à réfléchir sur leurs représentations de la performance, leurs pratiques et leurs postures. Sans nier l’intérêt des experts, il dénonce souvent la mainmise de spécialistes « hors sol », déconnectés du réel de la situation de compétition et de l’individu qui agit en son sein. Cette mainmise a des effets délétères. Le pire d’entre eux est la perte de confiance des entraîneurs qui, infantilisés, n’ont plus d’autres issues que de s’en remettre à une pléthore de spécialistes souvent enfermés dans leur espace de prédilection, celui de leur recherche et de leurs connaissances, et qui réduisent le réel à ce seul espace.  Par la même les entraîneurs oublient que ce sont eux qui, par leurs réflexions et leurs savoirs sont les véritables spécialistes de la performance humaine, laquelle par nature, se dérobera toujours, du fait de sa complexité, à l’expression d’une vérité définitive et rassurante. L’entraînement de la performance sportive ne peut se concevoir comme la culture industrielle de tomates « hors-sol » placée sous la vigilance des recueils de données. Les bases de données qui ne livrent que des modèles généraux excluent de fait l’unique, le singulier, l’extraordinaire. Or chaque athlète, en tant qu’individu est singulier et s’exprime en produisant Sa performance. Il ne faut pas confondre l’observation et la mesure des faits avec les faits eux-mêmes. En effet théoriser réduit.
En perspective des JO 2024, il lui paraît urgent d’accompagner les entraîneurs et de repenser leur formation et donc de se préoccuper de la formation de formateurs d’entraîneurs. Il nous présente ici son remarquable ouvrage « La performance humaine : Trois univers de compréhension » suivi d’un entretien avec Jean-Paul Badosa, professeur de sport.

La performance humaine : Trois univers de compréhension

A propos des « notions « claires « Paul Valéry a écrit dans ses cahiers : « Ce que nous appelons clair ne l’est pas toujours en soi mais parce qu’il ne demande pas de réflexion, non qu’il n’en ait pas besoin mais ce besoin n’est pas éveillé à cause de l’habitude. »
Il est ainsi du mot « performance » dont la fréquence d’utilisation dans le milieu sportif, laisse entendre que celle-ci est finalement bien connue. Ce sentiment d’évidence n’invite évidemment pas à en entreprendre l’analyse sans laquelle pourtant nous faisons, en matière d’entraînement, courir des risques aux pratiquants qui se confient à nous.
Trois grands univers de compréhension ont cours aujourd’hui dans le monde du sport, pour rendre compte de la performance et chacun d’entre nous adhère à quelques détails près et quelquefois implicitement, à la vérité de l’un d’entre eux.
Le premier s’appuie sur des considérations génétiques, le second définit la performance par rapport à un « idéal » à rejoindre quant au troisième, il déclare que la performance n’existe pas et qu’elle est inventée en « situation ».

Ces trois univers conduisent à des appréciations très différentes de la situation de compétition, de l’activité du pratiquant et du rôle de l’entraîneur. Deux d’entre eux peuvent être contestés aujourd’hui. Le troisième semble, lui, à même de répondre à certaines questions que les deux premiers laissaient dans l’ombre par impuissance à les résoudre.

En évoquant ce dernier univers, nous serons conduits à réenvisager les notions de technique, de style… et à proposer une autre « éthique » à la fois pour l’agir de l’athlète et pour l’activité de l’entraîneur, les deux œuvrant pour l’avènement d’une performance pouvant alors être qualifiée d’humaine.

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Propos recueillis par Jean-Paul Badosa

La littérature sur les enjeux du sport de haut niveau, sur les sciences spécialisées qui en parlent, etc.…, est florissante. Votre ouvrage se distingue de cette littérature.

J’ai surtout essayé d’être utile dans l’esprit de ce que disait  il y a quelques années Albert Jacquard qui recommandait aux formateurs d’éviter de surcharger leurs concitoyens des dernières découvertes et connaissances à la mode pour privilégier plutôt la mise à jour des grands systèmes d’idées qui nous influencent souvent inconsciemment, mise à jour permettant alors à chacun à la fois de se repérer dans le monde de la théorisation et de déclencher le cas échéant une réflexion critique voire une remise en cause.
Le corps qui se montre laissant croire à tout un chacun (même très éloigné du monde du sport) qu’il est capable d’en comprendre assez rapidement le fonctionnement. Il règne dans ce monde une impressionnante quantité d’idées reçues et d’à priori qui gênent l’avènement de la performance de haut niveau même si à l’évidence certains athlètes réussissent à en produire.

Quel est l’objet principal de ce livre ?

Le livre s’organise autour de 5 éléments.

J’évoque d’abord la notion de représentation. Nous pensons en effet assez spontanément que, par l’observation, nous avons un accès direct à la réalité du monde « en soi ». Il n’en est rien comme l’ont démontré de nombreux philosophes au cours du XXème siècle. Nous intercalons en effet entre le monde et nous, des filtres cognitifs qui se sont construits pour chacun d’entre nous sous l’influence de notre milieu social, de notre culture, de nos propres expériences… et qui font que nous nous représentons ce monde à notre manière beaucoup plus que nous ne le percevons dans son objectivité comme nous serions tentés de le croire spontanément.
Nos représentations ont un caractère assez ambigu. En effet indispensables pour nous permettre à la fois d’affronter le monde et de sembler apporter des réponses aux problèmes que nous y rencontrons, elles ne présentent pourtant aucune garantie de validité définitive et peuvent, sans une analyse critique sérieuse, entraîner à plus ou moins long terme des conséquences graves sur notre propre devenir quand celui-ci est envisagé à une autre échelle. Nous pouvons imaginer par exemple les dégâts occasionnés par une vision erronée de la façon dont un enfant apprend.

J’évoque ensuite la notion de situation de compétition pour préciser ce qui est attendu comme intention dans la pratique du sport de compétition. De façon assez étonnante peu de sportifs et …. d’entraîneurs se représentent clairement cette situation dont la caractéristique principale est d’être imprévisible, conduisant le pratiquant à devoir à chaque fois se confronter à des problèmes nouveaux nécessitant de sa part une véritable résolution/création originale. Cette résolution/création est la performance.

Je décris enfin les trois grandes représentations qui, pour moi, règnent aujourd’hui dans le monde du sport pour rendre compte de cette résolution/création. Je les appelle des « univers de compréhension » tant ils conduisent pour chacun d’entre eux a des conceptions très différentes de la situation de compétition, du rôle du pratiquant et de la place de l’entraîneur.

Deux d’entre eux, extrêmement utilisés, conduisent pourtant à une méconnaissance grave de la nature de la performance de haut niveau. Ils ratent en effet le processus de création dont nous venons pourtant de souligner la nécessité compte tenu de l’imprévisibilité de la situation de compétition.

Vous êtes reconnus comme étant un spécialiste de la performance sportive, votre carrière a été consacrée à la réflexion sur ce thème. Comment expliquer votre titre évoquant « la performance humaine » plutôt que la performance sportive ?

Beaucoup de gens, des spécialistes même quelquefois, pensent que la performance sportive se résume pour l’essentiel à une performance d’ordre physique. On présente d’ailleurs souvent les sportifs en évoquant leur taille, leur poids, leur envergure, la taille de leurs biceps …
Faire du sport ce serait en somme surtout libérer l’animal que l’on a en soi.

Or les caractéristiques de la situation de compétition quand on l’envisage dans sa vraie dimension, posent des problèmes qu’un animal même évolué ne saurait résoudre. Il s’agit avant tout répétons-le de faire face à l’imprévisible, à la contingence de la situation ce qui exige à chaque fois un acte de création original.
La contingence de chaque situation de compétition exige un haut degré de confiance en soi, de prise de risque, d’intuition, d’intelligence situationnelle, de maîtrise des émotions, d’anticipation, comportements dont, jusqu’à preuve du contraire, l’animal n’est pas capable.
J’ajoute le qualificatif « humaine » à la performance pour ne jamais oublier que le problème qui va se poser est un problème qui pour être résolu exige l’expression d’une humanité.

A considérer la performance comme un phénomène d’ordre essentiellement physique, nous sommes conduits à l’entraîner en conséquence mais on rate peut-être du même coup la pratique sportive dans sa belle dimension qui est pour moi humaine c’est-à-dire créative.
En fait nous n’avons pas le choix sauf à réduire le sport à un ensemble de conduites stéréotypées peu dignes de la condition humaine. Cette réduction est malheureusement très fréquente.

A la lecture de vos livres on comprend bien que vous soutenez que la réflexion est première dans « l’acte » d’entrainer, de former ou d’éduquer. Doit-on considérer qu’il y aurait un certain déficit de réflexion des milieux sportifs concernant la notion de performance.

Il y a en effet un déficit de réflexion sur la notion de performance qui n’est bien entendu pas délibéré. Il y a deux raisons essentielles à ce déficit.

La première est que les entraîneurs sont d’abord préoccupés par la mise au point de l’entraînement, la performance poursuivie leur paraissant simple et allant de soi. Je prétends au contraire que le processus d’entraînement est directement dépendant de la conception que l’on a de la performance et que chacun de nous doit d’abord éclaircir, pour lui, cette conception.

La seconde est que notre milieu n’a pas de tradition en matière de réflexion philosophique ce qui lui interdit tout retour interrogatif sur ses propres pratiques. Cette discipline intellectuelle qu’est la philosophie lui serait pourtant d’un grand secours car, partant du principe que rien ne va de soi, elle invite à la fois à l’interrogation critique des phénomènes qui nous paraissent souvent évidents et à l’évolution des théories qui prétendent en rendre compte. Comme nous le disions précédemment, le monde sportif est un monde où, concernant l’art du pratiquant, règne un très grand nombre d’affirmations péremptoires, d’idées toutes faites, de clichés … autant d’éléments qui contreviennent gravement au développement de l’excellence au sein de ce monde.

Vous évoquez, dans votre livre, trois univers de compréhension de la performance qui prétendent pour chacun d’entre eux, rendre compte de son existence. Le premier expliquerait cette performance par l’existence d’un potentiel génétique approprié (le talent), le second par la copie d’une performance idéale existant dans l’absolu, le troisième enfin par la création à chaque fois nouvelle d’une performance par le jeu des circonstances propres à la contingence de la situation de compétition rencontrée. Pourriez-vous nous décrire succinctement ces trois univers de compréhension ?

Le premier univers de compréhension de la performance explique sa création par l’existence chez certains individus d’un potentiel génétique approprié. Il y aurait ainsi des hommes et des femmes dotés initialement d’outils d’ordre biologique leur permettant d’affronter la contingence de la situation de compétition et de spontanément résoudre les problèmes qu’elle pose.
Philosopher en la circonstance, serait se demander si cette affirmation est vraie comme le prétendent très souvent dans notre milieu des individus qui ne connaissent rien de ce que peut-être le potentiel génétique de l’être humain et notamment les caractéristiques de son cerveau.
La quasi-totalité des neuro-scientifiques contemporains sont d’accord pour affirmer que croire en l’existence d’un potentiel génétique approprié livrant d’emblée des conduites talentueuses en situation est une idée fausse.
Mieux connu depuis la seconde moitié du XXème siècle, notre cerveau se caractérise d’abord par son immaturité et sa plasticité très importante à la naissance, propriétés qui le rendent essentiellement apte à apprendre. Francisco Varela affirmait : « nous sommes nés pour apprendre » ce qui a pour conséquence de contraindre chacun d’entre nous à devoir construire ainsi au fil du temps son propre cerveau.
Soulignons pour terminer cette présentation succincte du premier univers de compréhension que ce faux a priori génétique qui définirait le « talent » dans l’émergence de la performance fait obstacle aujourd’hui à une réelle réflexion et investigation sur ce que ce talent pourrait être, interdisant du même coup qu’il apparaisse plus fréquemment.

Avec le deuxième et le troisième univers, nous quittons définitivement le monde des explications par le tout génétique pour entrer dans celui des apprentissages. Ces deux univers vont pourtant grandement se différencier par la façon dont ils conçoivent la façon d’apprendre.
Le second univers de compréhension de la performance pose comme principe initial que cette performance, avant d’apparaître au cœur de la situation de compétition, existe déjà sous une « forme idéale » quelque part dans le monde des idées et qu’être performant consiste alors à tenter de reproduire la plus fidèlement possible cette forme idéale le jour de la compétition. Dans cet univers de compréhension, les réponses apportées par les compétiteurs en situation ne sont en quelque sorte que des variations autour des formes idéales des gestes répertoriées dans la culture de la discipline pratiquée et imposées par elle.
Il y a ainsi une normalité de pratique dont se distinguent les athlètes géniaux qualifiés souvent d’artistes ou d’extra-terrestres, athlètes dont on ne cherche pas à comprendre plus avant le génie si ce n’est à le cataloguer comme étant le fruit du premier univers.
L’aspect parfaitement rationnel et logique de l’utilisation de cette conception de la performance est sans doute la raison pour laquelle elle continuera longtemps de séduire et de s’imposer dans notre milieu à la fois dans les apprentissages et dans les moments plus spécifiques de préparation à la compétition. Un athlète identifié apprend une tâche elle-même identifiée, quoi de plus simple et d’évident et comment pourrait-il en être autrement ?
Pourtant, en approfondissant un peu, on constate que ce deuxième univers semble peu à même  de rendre compte de la production d’une performance réellement adaptée à la contingence de la situation de compétition dont nous avons souligné la singularité et l’imprévisibilité, un catalogue de gestes finis même parfaitement maîtrisés ne permettant pas d’apporter des solutions au nombre infini de situations de compétition possibles. Par ailleurs le deuxième univers échoue également à rendre compte à la fois de l’apparition de solutions nouvelles apportées par les compétiteurs et à l’extraordinaire production de pratiques singulières que nous rangeons paresseusement dans la catégorie « variations autour de formes idéales ».

La situation de compétition étant ce qu’elle est, il faudrait en somme que l’activité du pratiquant soit, à chaque fois, inventée en rapport aux circonstances toujours inédites définissant cette situation. Réservée à quelques êtres exceptionnels, cette capacité d’invention est restée jusqu’à une période récente absolument inexplorée quant à sa capacité d’être partagée par tous.
Il faut même sans doute aller plus loin et envisager que cette capacité puisse avoir été éteinte par des apriori et procédés pédagogiques erronés. Pour ma part j’ai la conviction que les choses se passent encore beaucoup ainsi.

Au cours du XXème siècle des modèles théoriques ont fait leur apparition permettant de mieux comprendre ces moments d’invention, cette apparition de « sens » sans copie d’un sens déjà là. Ces modèles composent notre troisième univers.
Cet univers affirme que la performance n’existe pas en soi et qu’elle émerge toujours d’une situation de compétition où se rencontrent les forces hétérogènes qui la composent polarisées qu’elles sont par la poursuite du but de la pratique que j’appelle « intention large ». Ces forces sont en nombre infini. Les plus importantes sont représentées par les adversaires, les conditions environnementales, le respect du règlement, la coordination avec ses propres partenaires…
Il est difficile ici de rentrer dans les détails de ces recherches qui ont des conséquences considérables sur la conception que l’on peut se faire de l’être humain et de sa condition. L’idée générale à retenir est qu’il y a création d’ordre, de sens à partir du bruit des situations à vivre et donc que c’est le jeu qui mène à la maîtrise de l’art de jouer.
Le pratiquant n’est plus celui dont on part comme « être déjà individué » pour comprendre comment il se comporte et apprend, mais celui qui devient individu de la façon dont il se comporte et apprend. Il aborde donc la situation de compétition comme un être pré-individuel qui devient individu par « réalisme des relations » qu’il entretient avec son environnement.
L’individu est la conséquence d’un rapport au monde qui requiert son engagement total et non plus une cause comme c’était le cas dans le second univers. « Il fait et, en faisant, se fait » pour reprendre les mots de Jules Lesquier.

Je fais l’hypothèse que l’utilisation des deux premiers univers nous font rater le génie de beaucoup de pratiquants sportifs car ils ne favorisent pas ce jeu relationnel qui constitue au fil du temps à la fois l’individu et le milieu qui lui est devenu, par ce jeu même, familier.

En quoi la référence à l’univers 1 et l’univers 2 empêcherait-telle la réussite des athlètes au plus haut niveau ?

Je ne vois qu’une seule réponse. Les deux premiers univers ne prennent pas en compte réellement la spécificité du sport de compétition qui est la création de solutions en rapport strict avec la contingence offerte par la situation de compétition. Ne répondant pas à cette exigence, ils contribuent à générer une vision erronée de la performance et, par voie de conséquence, une élaboration incorrecte de l’entraînement. Il y a avec les deux premiers univers une véritable erreur de conception de ce qu’est la pratique sportive ?
Les deux premiers univers préparent les individus à des problèmes qui sont d’une toute autre nature que ceux exigés par la situation de compétition c’est-à-dire affronter la contingence et s’en débrouiller.
Le premier affirme que vous possédez déjà les solutions adaptées à cette contingence par votre génie propre, le second exige de vous l’apprentissage de solutions à priori censées résoudre les problèmes que vous allez rencontrer.

Seul le troisième vous contraint à vivre la situation de compétition dans sa spécificité c’est-à-dire son imprévisibilité provoquant des apprentissages en conséquence faits d’imagination, d’anticipation, de confiance en soi, de responsabilité. On se rendra compte alors que le bagage technique est bien moins important que l’on pouvait l’imaginer et que, de toute façon, il ne peut être envisagé que comme le fruit de cet art de vivre.

La référence au troisième univers exclurait-elle obligatoirement les deux premiers univers de compréhension de la performance ?

Cette question est délicate. Si l’on considère ces trois univers d’un point de vue général, ils s’excluent. On ne devient pas libre et créateur, ce qu’exige le sport de compétition, en obéissant à des normes imposées de l’extérieur et existant à priori, si l’on est comme disait le philosophe en « état de minorité ».

Se pose pourtant le problème de la culture de la discipline pratiquée qui est un réservoir considérable de solutions déjà inventées par les pratiquants qui nous ont précédés. Ce réservoir de solutions ressemble fort à l’ensemble des formes idéales décrites dans le second univers et il est bien sûr indispensable, notamment pendant les phases d’apprentissage chez l’enfant, que ceux-ci les rencontrent et les apprennent. Pourtant ceci n’invalide pas l’esprit des apprentissages du troisième univers qui exige que les solutions soient inventées en situation. Les solutions culturellement stabilisées par la pratique d’une discipline ne doivent pas être apprises en tant que telles mais ré-interprétées, ré-inventées en situation pour appartenir vraiment à celui qui les propose.

La référence au troisième univers de compréhension de la performance représente-t-elle assurément un progrès dans l’approche du sport de haut niveau ?

De mon point de vue c’est assurément un progrès que de mieux poser le problème de la performance. Mais ne nous y trompons pas : contrairement au second univers qui prétend être au cœur de la performance pour la produire, le troisième univers ne fait juste que poser un certain nombre de conditions pour favoriser son émergence sans à priori sur ce qu’elle doit être. Seule compte le résultat c’est-à-dire l’efficacité en rapport a l’intention large dans le respect absolu de l’esprit de la discipline. Elle reste une aventure personnelle, singulière qu’il est impossible de prédire et dont il est bien difficile de rendre compte par un discours. Il faut d’ailleurs rappeler sans cesse au pratiquant que la performance exige de pouvoir dire « je » et que cette affirmation ne peut exister qu’à la suite d’un long processus de maturation dans lequel grandit lentement la confiance en soi. Faire une performance, c’est d’une certaine façon prendre ses responsabilités

Les cursus existant de formation d’entraîneur préparent-il à ce type d’approche ?

De mon point de vue malheureusement non. En s’appuyant presque exclusivement sur l’analyse   des performances déjà réalisées, les formateurs d’entraîneur passent à côté du troisième univers. Par ailleurs c’est en côtoyant d’autres univers, poétique, musicaux, scientifiques que ce troisième univers a pu être conçu et je vois avec un peu d’effroi la responsabilité des formations laisser à la seule responsabilité des fédérations qui aujourd’hui ont bien du mal, à l’image de la fédération de rugby, à concevoir leur pratique autrement que selon leurs habitudes, c’est-à-dire celle du premier et du second univers. Malgré bien des insuffisances le tronc commun des brevets d’état avait au moins le mérite, quand il était envisagé de façon convenable, de pouvoir ouvrir sur des horizons nouveaux.

Faut-il comprendre qu’une réflexion sur la conception la performance et donc une attention particulière à l’idée de « condition humaine » serait un préalable indispensable à tout processus est lié à la préparation des athlètes et ceci qu’ils soient jeunes, confirmés etc. ou déjà champion olympique ?

Sans hésiter nous devons répondre oui à cette question. Il faut rappeler qu’Edgar Morin a fait de l’enseignement de la condition humaine un des 7 savoirs nécessaires à l’éducation du futur qui est par ailleurs le titre du livre qu’il a consacré à ces savoirs. Contrairement à ce que l’on pense habituellement, le sport exige de la part des personnes qui s’y adonnent qu’elles expriment à chaque fois, l’entière dimension de la condition humaine. Cette dimension consiste pour l’essentiel en la création dans la contingence des situations de compétitions offertes par la pratique, de solutions personnelles assurant le « beau et le bien vivre » dans ces situations. Nous n’avons pas d’autres choix si nous désirons être heureux… et compétitifs au plus haut niveau.

Qu’auriez-vous envie de dire aux personnes en charge de la formation et de la préparation des athlètes ?

J’aurais envie de leur raconter la parabole du paysan chinois qui rentre le soir de son travail et qui parle à ses enfants de ce qu’il a fait dans la journée. Il se félicite d’avoir consciencieusement tiré sur chacune des tiges des pousses de riz de son champ. Le lendemain matin, ils partent ensemble pour évaluer le résultat et ne peuvent alors que constater les dégâts. Toutes les pousses de riz sont mortes.

Pour reprendre ce que l’on a dit du second et du troisième univers, tirer sur les pousses de riz relève du second univers, accompagner la croissance du riz en sarclant, protégeant, arrosant les mêmes pousses relève du troisième. Il faut imaginer que le volontarisme pédagogique empêche quelques fois d’apprendre. Apprendre est un processus personnel qui exige l’engagement très fort de celui qui apprend et qui fabriquera à chaque fois quelque chose à lui, susceptible de servir efficacement l’intention large. Cet engagement ne peut pas se déléguer même si l’apprentissage devra toujours se faire avec l’accompagnement subtil d’un « déjà là culturel » représenté par le savoir de l’entraîneur, lequel refusera toujours d’imposer ce savoir pour se limiter à inspirer de façon exemplaire l’aventure du pratiquant sportif.

Il y aura bien sûr des choses à apprendre mais elles seront reçues de façon catégoriquement différente selon qu’elles seront envisagées au sein du second ou du troisième univers. Dans le second, elles seront des vérités qui devront s’imposer dans les apprentissages si le pratiquant souhaite réussir plus tard et au haut niveau dans sa pratique, dans le troisième, elles seront justes des sources d’inspiration enrichissant l’aventure singulière de ce même pratiquant, joueur et inventeur de sa pratique.
Et puis finalement ne jamais oublier avec Levinas que rencontrer un homme, c’est être interpellé par une énigme.

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