PERFORMANCE N’EST PAS UNE SUBSTANCE !

Toute réflexion sur la haute performance nécessite de s’interroger sur les conditions de son avènement. Les récits des sportifs médaillés constituent une source inépuisable de questionnements pour tenter de comprendre ce qui s’est passé.

Chaque performance est ainsi le fruit d’une histoire, d’un parcours, d’un processus inscrit dans le temps où chacun, pour accéder au plus haut niveau de ses potentialités, doit affirmer sa singularité. Toute performance sportive est d’abord une performance humaine. « Et il n’y a de l’humain que s’il y a transmission, appropriation de ce qui est transmis et donc apprentissage » affirmait Philippe Meirieu [i] . L’entraîneur se propose d’accompagner les athlètes à la réalisation de leurs projets sportifs. « Mais l’apprentissage, le plus vieux métier du monde, est aussi le plus difficile. La vieille question d’Aristote dans l’Ethique à Nicomaque, est toujours d’actualité : « Comment apprendre à jouer de la cithare sinon en jouant de la cithare ? Et si on sait jouer de la cithare, alors pourquoi apprendre à jouer de la cithare ? ». Veille question philosophique qui apparait un peu désuète au regard des nouvelles technologie, mais qui en réalité est toujours d’actualité. Parce qu’apprendre, c’est toujours faire quelque chose qu’on ne sait pas faire pour apprendre à le faire. »
Dans tout apprentissage supposé mener à la performance, il y a donc un pas à franchir, un saut à faire dans l’inconnu. La question qui taraude l’entraîneur pédagogue est donc de laisser à l’athlète la place qui lui revient pour qu’il construise son propre savoir, élabore sa propre habileté, affirme sa propre singularité au regard de la situation de compétition. Ainsi l’entraîneur doit résister à la tentation de croire que la technique, les méthodes, les outils, provoqueront par miracle, la performance.
C’est la question inlassable que se posait dans son journal « L’homme en proie aux enfants » Thierry Albert, remarquable instituteur qui tombera dans les tranchées de Verdun : « Mais à qui donc je parle ? Ce n’est pas eux que je parle. C’est à peine si je les questionne. Nul sourire aux yeux, nulle excitation aux langues. Je ne m’adresse ni à toi, Marcel, ni à toi, Léopold ni à Léon ni à Henri. Je m’adresse à un être abstrait, un être de raison ou de déraison, un fantôme imaginé subtil et savant, à la classe en tant qu’individualité, à la foule… » ; en oubliant qu’il a, en face de lui, des personnes singulières, qui se construisent chacun un palais personnel, irréductiblement différent de celui du voisin.

Dans la pratique d’une discipline sportive à haut-niveau, ce sont les qualités humaines qui font prioritairement la différence (désir, amour de la pratique, intelligence, imagination, persévérance, engagement, concentration, confiance, attention…). Ces qualités sont requises pour mener à bien le processus d’entraînement et les savoir-faire ne sont qu’illusion s’ils ont été acquis hors de ce contexte éthique.

C’est pourquoi, le métier d’entraîneur est d’abord un métier d’inventeur car il doit coller au mieux à l’énigme du sujet qu’est l’athlète dans sa singularité et à sa façon originale d’entrevoir sa pratique. La performance est « inventée » à chaque fois de façon originale par le ou les pratiquants qui vivent au cœur de la « situation de compétition ». Cela nécessite d’envisager la performance, non pas comme quelque chose qui existerait déjà et qu’il s’agirait d’analyser et de recopier mais comme une rencontre toujours singulière entre un athlète et la situation de compétition. Cette situation de compétition appartient à l’athlète. Elle relève de ce troisième univers dont parle François Bigrel. Et l’entraîneur n’a pas accès à cet univers qui se refuse à la vérité. Tout le réel est là.

C’est un métier difficile car, vue la complexité de la dynamique de vie intime de l’athlète, les risques seront nombreux de manquer ou de contrarier cette dynamique. Le passage par une étude et une réflexion approfondie de la condition humaine est essentielle pour exercer ce métier. Cette réflexion concerne également sa propre personne car tout être humain est porteur à son insu d’à priori qui, s’ils ne sont pas interrogés, sont susceptibles d’être erronés et donc de provoquer des dégâts importants dans la dynamique de vie de l’athlète.
A l’opposé de cette conception, de nombreux acteurs du monde du sport abordent la performance comme « substance » qu’il faudrait analyser.

La médaille est généralement considérée comme une récompense justifiée de ces longues années d’abnégation et d’effort. Dès lors qu’elle est désignée, la médaille fige la performance en une substance, une chose qu’il faudrait analyser, décortiquer, copier, reproduire, modéliser. Dès lors elle masque les processus sous-jacents, lesquels la plupart du temps opèrent silencieusement à l’insu des athlètes et des entraîneurs. La performance n’est pas une « substance ». Si elle a une forme, cette forme est éphémère et est le fruit d’un « processus » impliquant la situation de compétition et toutes les forces qui la traversent.

Quand les sciences abordent la performance comme « substance » elles ratent le processus. L’individu disparait alors pour laisser place à autant de spécialistes qu’il existe de formations universitaires et de diplômes, déclinées en trois grands domaines, ce qui relèverait du corps physique (physiologie, anatomie, bio-méca, analyse du geste), du mental et de la technologie. Descartes n’est pas loin. Là, disjonction opère par l’effacement d’un sujet réduit à son objet : la performance

Leurs démarches et leurs résultats ne sont évidemment pas inutiles mais les scientifiques doivent être conscients qu’ils passent à côté du phénomène de constitution même de la performance. Si leurs résultats sont utiles, ils le sont au service du processus et non pour le remplacer ou l’ignorer. Mais lorsque ces acteurs sont sollicités pour étudier les conditions d’avènement de la performance, par conviction doublée d’une difficulté à se décoller de leurs représentations de la performance, ceux-là resteront convaincus à jamais que l’obtention de médailles olympiques passera par des études plus approfondies sur le fonctionnement du corps humain.

Francis Distinguin


[i] Entretiens Villette 1999 / Philippe Meirieu, Professeur des universités en sciences de l’éducation. Université LUMIÈRE-Lyon 2

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